Droits humains: 3 principes de gestion d’injonctions contradictoires

Ksapa a participé au 9e forum annuel des Nations Unies « Business & Human Rights », marqué notamment par la publication du Corporate Human Rights Benchmark qui présente des moyennes faibles et moins bonnes qu’en 2018 en matière de diligence raisonnable. Dans un monde volatil en pleine recomposition, entreprises et investisseurs doivent changer de méthode pour gérer efficacement des injonctions contradictoires et mieux gérer leurs risques.

Des pressions géopolitiques contradictoires qui pèsent sur la lisibilité des systèmes de régulation

Ksapa a participé au Paris Peace Forum, dont le partage de ce White Paper qui a été discuté dans le cadre de réflexions sur la refonte du multilatéralisme et des systèmes efficaces de coopération internationale à même de gérer les violentes crises sociales, environnementales et digitales qui mettent les économies et cadres politiques sous pression.

Un ordre international fragmenté

Les discussions portées au Paris Peace Forum ont montré de profondes inquiétudes quant aux scénarios internationaux de coopération. L’élection de Joe Biden ne dissipe d’ailleurs globalement aucunement ces inquiétudes sur le fond des sujets.

En effet, d’une part, des économies et blocs économiques optent pour un rapport de force assumé. Une logique de « piège de Thucydide » s’installe entre puissances rivales. Les tensions créent des espaces d’interprétation pour toutes économies parties prenantes de ces tensions. Ces interprétations font prendre des chemins opposés en matière, par exemple, de gestion des droits humains et civiques pour les entreprises et les investisseurs. L’Union Européenne s’engage vers un espace plus assumé de dénominateur commun social plus élevé – ce qui est facilité par le Brexit, et un renforcement de l’encadrement de la cybersurveillance. L’Inde s’engage dans un processus de destruction de son socle de droits sociaux et civiques au même moment. La pression de la Covid-19 et la digitalisation des économies invite les Européens à penser le cadre social comme levier de protectionnisme là où les Indiens pensent que la réduction d’un cadre social et civique devient un levier (court terme et opportuniste) de compétitivité.

D’autre part, toutefois, l’interaction des économies est grandissante, portée notamment par les puissants leviers intégrateurs de mondialisation que sont la digitalisation et la financiarisation des économies. Lorsque les États-Unis et la Chine exercent des pressions l’un sur l’autre, c’est sans omettre la profonde interdépendance de ces deux économies. Lorsque l’Europe entend renforcer son socle social, c’est sans omettre la grande dépendance de ses imports et exports hors de la zone. Lorsque l’Inde entend réduire son cadre civique et social, c’est également justement en totale contradiction avec les engagements d’un nombre grandissant de ses investisseurs économiques et financiers européens et nord-américains, par exemple, tenus de démontrer la maîtrise risques environnementaux et sociaux vis-à-vis de leurs investisseurs, des autorités et de leurs clients.

Des systèmes de régulation rendus profondément illisibles

Ainsi, les discussions portées lors du Paris Peace Forum ont été éclairantes pour montrer combien ces pressions géopolitiques contradictoires venaient peser sur la lisibilité règlementaire en matière sociale et environnementale – a fortiori dans un contexte de crise économique sans précédent créée par la Covid-19. En prenant des thématiques concrètes tout le long des discussions, qui ont été aussi le fil directeur de nombreuses discussions tenues lors du 9e Forum annuel des Nations Unies sur les entreprises et droits humains, l’incertitude pour les décideurs économique, est profonde:

  • La gestion internationale des questions de santé et du risque pandémique peut-elle créer de la coopération ou de la concurrence dans l’élaboration de solutions concertées ? Plus les économies seront en coopération, plus il y aura de lisibilité dans la manière d’inclure les franges vulnérables dans les solutions sanitaires. Plus les économies seront en compétition, plus l’exclusion des franges vulnérables va renforcer des tensions sociales explosives dans le monde et rendre de multiples activités économiques plus complexes à planifier ;
  • Est-ce que le degré de transition des sociétés dans la digitalisation des activités – accélérée par la crise sanitaire – va se généraliser au travers des sociétés plus ou moins développées ? Ou, au contraire, amplifier les fractures et inégalités entre populations et entre les économies ? En réponse, les efforts d’encadrement éthiques des questions d’Intelligence Artificielle et de mise en place d’une Charte Numérique des Droits Humains (« Digital Bill of Rights ») seront plus ou moins pertinents ;
  • Dans quelle mesure la reprise « post-Covid » sera verte et capable d’adresser les thématiques environnementales – climat, eau, biodiversité – à la hauteur des enjeux ? Les plans européens, également portés par l’administration Biden notamment, donnent une indéniable lueur d’espoir. Le coût direct et indirect de la Covid-19 est loin d’être chiffré et peut au contraire handicaper pour longtemps une reprise verte ambitieuse à un moment de l’Histoire où il n’est plus permis de tergiverser, ni de reculer.

Principes de gestion de ces injonctions contradictoires pour les décideurs économiques

La capacité de prévoir et planifier est attendue de tout décideur économique ou investisseur. Or le monde et la décennie qui s’ouvrent vont rendre cet exercice aussi difficile que vain. Que faire en réponse ? Agir, mais en se focalisant sur les bons leviers d’action.

1. La prévisibilité des problématiques environnementales et sociales invite à l’élimination des risques à la source

De profondes transformations environnementales, sociales et digitales en cours invitent entreprises et investisseurs à repenser leurs modèles pour réduire, déjà, leur dépendance aux risques environnementaux et sociaux qui pèsent sur leur schéma de production et de création de valeur. Trois leviers s’offrent à cet effet :

  • L’évolution du business model des offres et services. Il s’agit de s’attaquer par exemple à l’obsolescence programmée, ou au modèle dont la marge s’appuie sur de la sous-traitance à bas coûts pour créer des marges différentes, qui éliminent du risque à la source ;
  • L’innovation dans la production et la chaîne de valeur. Il s’agit par exemple de substituer de la matière carbonée (ou présentant des risques sociaux non maîtrisables) par d’autres matières. On observe ainsi un cheminement dans l’agroalimentaire cherchant à éliminer de la graisse à grande échelle (« huile de palme »), qui se corrige via d’autres solutions plus locales, performantes d’un point de vue industriel mais avec des marges à repenser ;
  • L’intégration des considérations sociales et environnementales dans les processus qualité d’évaluation des portefeuilles des investisseurs ou de sélection des processus de production chez les industriels. Il s’agit alors de flécher et caractériser des actifs ou des composants en intégrant des considérations sociales ou environnementales.

2. L’insécurité juridique invite au respect des cadres les plus contraignants

Les discussions tenues lors du 9e forum annuel des Nations Unies « Business & Human Rights » montrent de profondes trajectoires convergentes pour les prochaines années en matières d’attentes et de pressions qui vont s’exercer sur les entreprises et les investisseurs. Il suffit ainsi de comparer le point de vue des représentants d’entreprises, de la société civile, des défenseurs de droits et des orientations données en matière de cadre législatif attendu concernant un devoir de vigilance européen.

Pour autant, comme nous le remarquions lors de notre webinaire offrant une perspective comparée entre l’Union Européenne et les États-Unis en matière de vigilance sur les droits humains dans les activités économiques et financières, la lisibilité n’est pas là. En conséquence, c’est bien en renforçant les procédures (cartographier les risques, réduire ces risques, démontrer l’impact de ses actions, influencer ses parties prenantes pour qu’elles fassent de même) que les entreprises pourront se donner les meilleures garanties de naviguer sereinement, mais avec humilité et remise en question permanente, dans cette complexité réglementaire réelle et amenée à se renforcer.

3. La volatilité des contextes et des situations invite à la plus grande vigilance en matière d’intégrité

Enfin – et c’est le sens des conclusions portées par un panel de PDG de grandes entreprises lors des discussions tenues lors de la discussion virtuelle des Nations Unies – comment combler l’écart entre les aspirations et les pratiques ? Se pose la question de l’efficacité des systèmes de management, capables selon les spécificités culturelles et organisationnelles de chaque organisation, d’assurer que n’importe quel décideur ou opérationnel comprend les situations à risque et agit avec intégrité pour garantir une bonne de décision cohérente avec un environnement complexe et illisible, qui exige de niveler ce qui est attendu de chacun par sa direction.

Conclusions

Des considérations géopolitiques ont des implications des plus opérationnelles pour les investisseurs et les entreprises. Ces forums et discussions tenus en pleine crise pandémique dessinent un nouvel espace managérial exigeant. Il demande aux décideurs de démontrer une agilité dans la gestion de l’imprévisible, une ambition stratégique et opérationnelle élevée pour tirer vers le haut leurs activités et naviguer dans l’incertitude. Il exige enfin une intelligence émotionnelle hors norme pour incarner et embarquer collaborateurs et parties prenantes dans un exercice d’intégrité irréprochable.

Vision stratégique, agilité opérationnelle et intégrité organisationnelle sont bien les principes d’actions nécessaires indispensables aujourd’hui à la gestion des injonctions contradictoires qui obligent entreprises et investisseurs à intégrer les droits humains et la responsabilité environnementale dans la réalité de leurs métiers tout en navigant dans des marchés devenus aussi illisibles que volatils.

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Auteur de différents ouvrages sur les questions de RSE et développement durable. Expert international reconnu, Farid Baddache travail à l’intégration des questions de droits de l’Homme et de climat comme leviers de résilience et de compétitivité des entreprises. Restez connectés avec Farid Baddache sur Twitter @Fbaddache.

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