Garantir l’impact environnemental et social des marchés carbone volontaires

Ksapa a récemment organisé un séminaire en ligne consacré à l’émergence des marchés volontaires du carbone (MCV) et à leur efficacité dans le cadre de la transition vers une économie à faible émission de carbone. Face à l’urgence croissante de lutter contre le changement climatique à l’échelle mondiale, les nouvelles opportunités offertes par les MCV semblent prometteuses. En effet, alors que le nombre d’entreprises s’engageant à atteindre l’objectif « Net Zero » augmente, les MCV fournissent un cadre innovant pour canaliser le financement vers des projets capables d’atteindre de tels objectifs. Une forte croissance est donc attendue, la demande de crédits carbone devant être multipliée par 15 d’ici à 2030. Cependant, de récentes controverses ont vu le jour, mettant en doute l’impact environnemental des projets volontaires et mettant en lumière des cas de violation des droits de l’homme. Plusieurs questions se posent alors : peut-on lutter contre le changement climatique tout en permettant aux pays développés de compenser leurs émissions ? Comment garantir une qualité homogène entre les projets ? Comment garantir le respect des droits de l’homme des populations autochtones ?

Afin de partager des stratégies, des méthodologies et des initiatives collaboratives, nous avons accueilli les points de vue de Carla Orrego, Manager à Climate Policy Initiative, Hugh Salway, Senior Director for Market Development & Partnerships à la Gold Standard Foundation, et Adrien Covo, Senior Program Officer chez Ksapa.

Les récentes controverses qui secouent les MCV

Si les MCV existent depuis longtemps, ils ont été mis sous les feux de la rampe ces dernières années en raison de projets controversés. En effet, des enquêtes menées par plusieurs organisations ont mis en évidence la faible qualité environnementale de certains projets. Par exemple, un article du Guardian datant de l’année dernière a révélé les inexactitudes de certaines méthodologies, en particulier les projets de conservation, où les taux de déforestation sont surestimés pour gonfler l’impact prévu & plus tard l’impact mesuré du projet dans la région. De même, plusieurs problèmes ont été identifiés, tels que les baselines statiques ou le double comptage, qui pourraient remettre en question l’impact environnemental réel des projets volontaires.

En outre, les projets volontaires ont également été critiqués pour les violations des droits de l’homme subies par certaines populations locales. Avec l’augmentation de la valeur de la nature et sa marchandisation par le biais des crédits, les pratiques prédatrices sont devenues monnaie courante dans certaines régions. Ainsi, certains projets ont été accusés d’expulsion de communautés indigènes (peuple Ogiek au Kenya par exemple), d’accaparement de terres ou de travail forcé (travail forcé des Ouïghours en Chine).

Il est important de noter que tous les projets carbone volontaires sont concernés : des énergies renouvelables à l’agriculture. Cependant, garantir une valeur sociale et environnementale est encore plus complexe pour les projets d’agriculture et d’utilisation des terres (AFOLU), compte tenu du contexte difficile et de la diversité des parties prenantes à impliquer.

Bien que les critiques récentes aient pu avoir un impact négatif sur les marchés, une critique constructive est nécessaire. En effet, l’évaluation externe des cadres et méthodologies existants est essentielle pour un marché aussi naissant. Les MCV offrent un modèle de financement innovant qui doit être amélioré en permanence pour tenir toutes ses promesses.

Garantir l’intégrité des MCV

RECADRER LE RÔLE DES MCV

Lorsque l’on considère les MCV, il est nécessaire de prendre du recul et de recadrer leur rôle dans le contexte plus large de l’atténuation du changement climatique. En effet, les entreprises établissant de plus en plus d’objectifs fondés sur des données scientifiques, le rôle de la compensation doit être clarifié pour garantir l’efficacité des stratégies. En ce sens, toutes les stratégies d’atténuation devraient être guidées par la hiérarchie d’atténuation qui donne la priorité aux mesures d’atténuation. La compensation ne devrait être utilisée qu’en dernier recours !

En outre, le modèle 1.5 du GIEC souligne spécifiquement la nécessité de réduire les émissions de combustibles fossiles avant de procéder à l’absorption du carbone.

AMELIORER L’INTÉGRITÉ CLIMATIQUE DES CREDITS

Si tous les crédits peuvent être utilisés par n’importe quelle entreprise pour compenser ses émissions irréductibles, tous les crédits ne se valent pas !

Pour évaluer la performance environnementale, ou l’intégrité, d’un crédit, trois dimensions sont utilisées :

– Vérifié : les émissions réelles doivent être mesurées et vérifiées scientifiquement.

– Additionnel : la séquestration ou l’évitement n’aurait pas eu lieu sans le projet carbone.

– Permanent : le carbone séquestré doit être stocké pendant une longue période (référence de 100 ans).

Cependant, des divergences dans les méthodologies, le processus de contrôle, la norme carbone, peuvent avoir un impact sur la qualité d’un crédit. Étant donné que le fonctionnement des marchés repose sur la vente et l’achat d’unités interchangeables (crédits), il est essentiel de garantir l’homogénéité des crédits émis. À cet égard, certaines initiatives ont vu le jour ces dernières années afin de normaliser les principes d’intégrité permettant de définir des normes de qualité pour les crédits. Parmi ces initiatives, la Task Force on Scaling Voluntary Carbon Markets dirigée par Mark Carney mérite d’être mentionnée.

Il est également intéressant de noter que certains standards, tels que Gold Standard, ont déjà pris des mesures pour améliorer l’intégrité des crédits. Comme l’explique Hugh Salway, Gold Standard a par exemple décidé d’interdire la certification de projets REDD+ en raison de préoccupations concernant la quantification des impacts (des articles récents leur ont donné raison), et elle révise en permanence ses méthodologies, ce qui peut conduire à l’annulation de crédits déjà délivrés, afin de refléter l’impact réel des projets sur le climat.

Si de telles initiatives sont nécessaires pour normaliser les marchés, leur champ d’application est étroit et principalement axé sur l’intégrité climatique. Garantir l’intégrité climatique est bien sûr la première étape pour que les MCV aient un impact, mais les efforts doivent également aller au-delà du climat et prendre en compte tous les risques ESG.

COMPLÉTER L’INTÉGRITÉ DES MCV

L’intégrité, telle qu’elle est actuellement comprise et envisagée, est trop étroitement ciblée. En effet, la majeure partie de l’attention étant portée sur le climat, les MCV ont développé un angle mort en ce qui concerne les autres risques ESG: l’action climatique ne doit pas se faire au détriment d’autres questions sociales qui doivent être abordées. En ce sens, les projets de MCV devraient permettre une action climatique d’une part, tout en étant attentifs aux autres risques ou dimensions ESG afin de garantir l’absence d’impacts négatifs d’autre part. Un bon exemple est le manque récurrent de considération et de respect des droits des populations indigènes : les projets se concentrent sur l’action climatique mais n’impliquent pas les populations indigènes, qui sont les premières touchées, dans les processus de prise de décision ou, pire, violent leurs droits.

Si l’adoption d’une approche de gestion des risques ESG permet de s’assurer de l’absence d’impacts négatifs, il est nécessaire d’aller au-delà de la position traditionnelle « ne pas nuire » et de contribuer activement aux ODD. En effet, les MCV ont le potentiel d’être transformatrices au niveau local. En complétant l’action climatique par une action sociale, ainsi qu’en partageant les bénéfices, les MCV garantissent que le projet sera adopté et soutenu par les communautés locales, légitimant ainsi leur statut dans les pays d’accueil.

Ces projets multidimensionnels sont de plus en plus recherchés par les investisseurs et les preneurs de quotas d’émission de carbone qui souhaitent contribuer à relever plusieurs défis en matière de développement. En réponse, de nombreuses normes incitent les développeurs de projets à adopter une telle stratégie. Par exemple, le standard VERRA a développé un nouveau standard pour récompenser l’action communautaire et la préservation de la biodiversité. En outre, le Gold Standard exige que les projets contribuent intentionnellement à deux ODD au minimum, en plus de l’atténuation des effets du changement climatique. En outre, de nouvelles normes sont apparues ces dernières années avec des approches innovantes en matière d’intégrité environnementale et sociale. Par exemple, la plateforme ACORN de Rabobank s’appuie exclusivement sur la télédétection pour surveiller les stocks de biomasse et exige que les projets reversent 80 % des recettes aux parties prenantes locales.

Parmi les questions liées à l’action sociale, le partage équitable des bénéfices est essentiel. En effet, pour pouvoir ancrer les projets dans les territoires ruraux sur le long terme, les communautés impactées doivent recevoir une part équitable des bénéfices générés. Dans ce sens, il est intéressant de noter une tendance croissante parmi les pays d’accueil à réglementer ce partage des bénéfices. Comme l’a mentionné Hugh Salway, de nombreux pays africains fixent désormais explicitement un pourcentage obligatoire de bénéfices devant revenir aux communautés locales.

Stratégies pour concevoir des projets MCV impactants

ÉQUILIBRER L’ACTION SOCIALE ET LA RENTABILITÉ

Même si l’action sociale semble essentielle pour légitimer la MCV dans les pays d’accueil, elle peut diminuer la rentabilité des projets. En effet, si l’on considère les projets agricoles par exemple, le fait de travailler avec des populations vulnérables telles que les petits exploitants agricoles rend la conception et la mise en œuvre du projet plus complexes. Ces projets complexes nécessitent une organisation opérationnelle solide pour engager et soutenir les communautés locales. En outre, si les projets multidimensionnels sont de plus en plus privilégiés sur le marché, ils se traduisent intrinsèquement par des coûts plus élevés car ils nécessitent des interventions multiples et un soutien continu.

Des instruments novateurs tels que le MCV sont donc apparus pour combler le fossé financier entre les promoteurs et les investisseurs, en canalisant des millions vers des projets ayant un impact. Cependant, l’incitation financière offerte par le MCV n’est pas toujours suffisante pour compenser les risques et les investissements nécessaires pour entreprendre des projets multidimensionnels. Dans ce sens, la combinaison de plusieurs instruments peut s’avérer profitable :

  • D’une part, les instruments financiers liés à l’impact (tels que les crédits carbone) permettent d’améliorer la bancabilité des projets en encourageant la réalisation de l’impact dans les marchés émergents.
  • D’autre part, les structures de financement mixte (mélange de capitaux concessionnels et commerciaux) permettent de réduire les risques pour les investisseurs et donc d’attirer des fonds supplémentaires.

Certains projets ont réussi à tirer parti de ces instruments pour créer des cadres innovants leur permettant d’avoir des impacts multiples tout en maintenant un profil risque/rendement attractif pour les investisseurs. Par exemple, le projet Tambopata-Bahuaja, mené par le fonds Althelia, a conçu la structure suivante :

  • le fonds est soutenu par une garantie de l’USAID couvrant une partie du portefeuille
  • Le fonds accorde un prêt à un taux inférieur à celui du marché à l’ONG pour qu’elle puisse mener des activités
  • L’ONG utilise les crédits carbone pour rembourser le prêt.

Cependant, la conception de solutions bancables capables de produire à la fois un impact et un rendement est complexe : elle nécessite de l’expertise, du temps et du capital.

RÉPONDRE AU MANQUE DE SOLUTIONS INVESTISSABLES

La Climate Policy Initiative a donc été créée en tenant compte de cette observation. Comme l’a rappelé Carla Orrego, des capitaux privés supplémentaires sont nécessaires pour relever les défis du changement climatique. Cependant, le manque de capitaux privés aujourd’hui s’explique principalement par le manque de solutions bancables dans lesquelles investir. En effet, les investisseurs privés recherchent avant tout des solutions bancables qui font défaut aujourd’hui, ce qui crée une pénurie de pipeline.

En ce sens, CPI est un bon exemple d’une organisation qui s’attaque au risque de pénurie. Il a été conçu comme un accélérateur pour aider à mettre à l’échelle des solutions climatiques qui tirent parti de plusieurs mécanismes de financement, dont les MCV. CPI a créé deux structures combinant plus de 10 ans d’expérience : le Lab for Climate Finance, qui sélectionne les idées présentant un potentiel à un stade précoce, et le Catalytic Climate Finance Facility, qui se concentre sur l’extension de solutions déjà testées. À ce jour, CPI a soutenu 68 véhicules financiers et catalysé plus de 4 milliards de dollars d’investissements.

L’APPROCHE MÉTHODOLOGIQUE PROPOSÉE PAR LA KSAPA

En reprenant les éléments mentionnés jusqu’à présent, on se rend rapidement compte de la complexité et de la diversité des questions à prendre en compte et à traiter lors de l’élaboration d’un projet carbone volontaire : garantie de l’intégrité climatique, recherche de contributions positives multidimensionnelles, prise en compte des communautés locales, structure de financement adéquate…

Il est difficile pour les promoteurs de projets de naviguer dans l’environnement complexe de la gestion volontaire du carbone, de ses parties prenantes et de ses processus sans être guidés. Ksapa a donc réfléchi aux différentes étapes et aux éléments critiques que tout développeur de projet devrait franchir pour concevoir un projet ayant un véritable impact. L’approche méthodologique présentée ci-dessous est une proposition de travail qui sera enrichie par l’expérience de Ksapa et le retour d’information d’autres parties prenantes.

Le processus se déroule comme suit :

  1. Tout d’abord, il est essentiel de garantir l’intégrité du climat.
  2. En se plongeant dans le contexte local, les développeurs doivent adopter une approche à 360° pour évaluer les différents risques, besoins et opportunités de la région : risque de déforestation ? Des problèmes de titres fonciers ? Possibilités de diversification des cultures ? En s’appuyant sur cette analyse minutieuse, les développeurs pourront concevoir un projet qui a du sens par rapport au contexte local : il fait le point sur les risques et tente d’y remédier, et il exploite les opportunités au profit des communautés. Grâce à ce processus, les projets deviennent multidimensionnels et ne se limitent pas au seul aspect climatique.
  3. Tout au long du processus, l’implication des communautés est essentielle : pour être en mesure de comprendre le contexte, d’identifier les risques et les opportunités… Un partenariat à long terme est essentiel pour ancrer la MCV dans les territoires ruraux.
  4. La conception du projet doit s’appuyer sur l’analyse à 360° pour exploiter les opportunités et traiter les risques identifiés. Ce n’est qu’à travers ce processus que les développeurs de projets peuvent tirer parti de toutes les sources de revenus possibles (en plus de la finance carbone : prélèvement ? diversification pour les agriculteurs ?)
  5. En fonction des activités du projet, les méthodologies de quantification doivent être sélectionnées pour maximiser le bénéfice carbone tout en optimisant les efforts de suivi pour les agriculteurs sur le terrain.
  6. Les développeurs qui recherchent des impacts multidimensionnels devraient utiliser le projet MCV comme un point d’ancrage dans les territoires, établi sur le long terme, pour le développer et relever d’autres défis existants dans le paysage : une coalition multipartite aidera à aligner les acteurs sur une vision commune tout en ayant des agendas différents (agriculture, climat, moyens de subsistance, déforestation, droits fonciers…).
  7. La mesure de l’impact est essentielle pour consolider les coalitions multipartites autour d’un programme commun et garantir le soutien continu des partenaires. La transparence de l’impact est également essentielle pour maintenir un partenariat à long terme avec les communautés locales.

L’élément clé de cette approche est le processus itératif sur lequel elle s’appuie. Les projets peuvent et doivent toujours évoluer en fonction des réalités des territoires dans lesquels ils opèrent. Les risques, les besoins et les opportunités évoluent constamment, et les projets volontaires doivent en faire autant.

Conclusion

Si les MCV ont connu une vague de controverses et de critiques ces dernières années, ils n’en restent pas moins un marché naissant qui a besoin d’une amélioration continue pour tenir ses promesses. Le premier défi consiste à garantir l’intégrité climatique, et la plupart des débats se sont concentrés sur ces aspects pour l’instant. Toutefois, les parties prenantes devraient regarder au-delà de l’intégrité climatique et évaluer les MCV en fonction de leur potentiel à contribuer positivement non seulement à l’action climatique, mais aussi au développement durable dans son ensemble. Dans ce sens, en faisant le point sur les différentes dimensions qu’un projet devrait prendre en compte pour avoir un impact social et environnemental, Ksapa a proposé une approche méthodologique itérative permettant de concevoir des projets complets enracinés dans les réalités du terrain.

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Adrien est Program Officer. Il est responsable du développement, de la mise en œuvre opérationnelle et du suivi des programmes SUTTI. Il participe à la conception de schémas de structuration financière visant à démultiplier les impacts de SUTTI.

Il a précédemment travaillé dans divers secteurs, au sein d’organisations publiques, privées et à but non lucratif. Avant de rejoindre Ksapa, il a participé à des initiatives de microfinance et d'entrepreneuriat social au Cambodge et aux Philippines, après avoir travaillé pour Danone et la RATP.

Il est titulaire d'un Master en Finance de l'Université Paris-Dauphine, ainsi que d'un Master en Management de l'ESSEC Business School.

Il parle français, anglais et espagnol.

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