Alors que l’urgence de la lutte contre le changement climatique devient de plus en plus évidente – juin et juillet 2023 ont été successivement les mois les plus chauds jamais enregistrés dans l’histoire -, la nécessité pour les entreprises de s’engager dans une transition énergétique se fait de plus en plus sentir. En effet, alors que les gouvernements tentent d’inciter et de pousser les consommateurs à changer leur comportement, le potentiel d’impact se situe en grande partie au niveau des entreprises. Comme le montre un rapport du Carbon Disclosure Project, 70 % des émissions mondiales sont imputables à seulement 100 entreprises ! Partant de ce constat, des initiatives telles que la Net Zero Asset Owner Alliance ou la Net Zero Business Alliance ont été mises en place pour inciter les entreprises à atteindre la neutralité carbone.
En ce qui concerne la neutralité carbone, la plupart des efforts se concentrent sur l’utilisation d’énergies renouvelables neutres en carbone pour atteindre les objectifs, dans un contexte de pression politique et sociale accrue. Cependant, la transition vers les énergies renouvelables ne suffit pas pour atteindre les objectifs fixés au niveau mondial. En effet, tous les acteurs économiques doivent accompagner leur transition énergétique d’efforts de sobriété énergétique pour atteindre les objectifs. Cette stratégie est incarnée par les principes « éviter, réduire, renouveler » adoptés par de nombreuses entreprises : sobriété énergétique, efficacité et énergies renouvelables doivent aller de pair.
Néanmoins, les stratégies d’efficacité et de sobriété énergétiques sont globalement bien connues et maîtrisées aujourd’hui, alors que les énergies renouvelables posent encore beaucoup de questions. En effet, alors que les considérations climatiques invitent souvent les entreprises à explorer des alternatives aux combustibles fossiles basées sur la biomasse – biocarburants, biogaz par exemple -, on sait peu de choses sur les modèles d’exploitation réels et les impacts induits de ces solutions.
Parallèlement, de nouveaux outils de durabilité ont vu le jour au cours des dernières décennies, tels que l’analyse du cycle de vie (ACV), qui permettent de cartographier et de mesurer avec précision l’impact environnemental global des chaînes d’approvisionnement.
Dans ce sens, cet article de blog explorera comment les ACV peuvent aider les entreprises à comparer les gains environnementaux relatifs permis par les alternatives à la biomasse par rapport aux combustibles fossiles.
Utiliser la biomasse agricole comme source d’énergie renouvelable
Demande croissante de biomasse dans le mix énergétique
Actuellement, l’utilisation de produits agricoles pour préparer le biodiesel suscite un intérêt croissant, car ils produisent moins d’émissions et sont plus renouvelables que le carburant diesel traditionnel. En Suède, au Danemark et en Pologne, les énergies renouvelables couvrent plus de 50 % de la demande énergétique. Dans ces pays, l’augmentation de la demande en énergies renouvelables est principalement due à la forte acceptation de la biomasse pour la production de biocarburants destinés aux transports et à la production d’électricité. On estime que l’option énergétique basée sur la biomasse représentera plus de 50 % de la demande énergétique nette dans la plupart des pays développés d’ici 2050. La biomasse agricole pourrait être utilisée pour la production de biocarburants, ce qui renforcerait la sécurité énergétique future sans compromettre la disponibilité alimentaire.
Sources et consommation de biomasse dans le monde
En effet, la biomasse agricole est produite en grandes quantités dans le monde entier, notamment la paille de maïs, la paille de blé, la paille de riz et la bagasse de canne à sucre. Alors que l’Asie produit la plus grande quantité de paille de blé et de riz, les États-Unis sont le principal producteur de paille de maïs et de bagasse de canne à sucre. Chaque type de déchet agricole a une composition différente qui influence son contenu énergétique.
De plus, la biomasse agricole est plus populaire dans les pays en développement car elle est bon marché et facile d’accès. Toutefois, la consommation varie considérablement d’une région à l’autre : 47 % de l’énergie totale de la biomasse est consommée en Asie et 1 % en Océanie. Bien que la biomasse agricole soit moins énergivore que les alternatives fossiles, elle a été largement utilisée en Asie et en Afrique. Toutefois, le bois reste la principale source d’énergie pour le chauffage et la cuisson dans ces régions.
Différentes utilisations de la biomasse agricole
Enfin, la biomasse agricole peut être utilisée comme source d’énergie sous différentes formes, en fonction de ses propriétés et de sa disponibilité. Les utilisations les plus courantes sont les suivantes:
- Combustible direct : toute biomasse agricole transformée ou brute peut être utilisée pour le chauffage, la cuisson et l’éclairage.
- Combustible gazeux : la biomasse agricole sert de base à la production de biogaz ou de biométhane par le biais d’un processus de gazéification.
- Carburant liquide : l’une des formes de biomasse les plus utilisées est le biocarburant, produit à partir de la biomasse agricole en transformant la cellulose contenue dans la biomasse en bioéthanol.
- Granulés de bois : la biomasse des plantations d’arbres, comme les feuilles, l’écorce…, peut être utilisée pour produire des granulés de bois qui peuvent être exploités pour la cuisson à des fins domestiques ou dans des chaudières industrielles pour l’énergie thermique, par exemple.
- Production d’électricité : la biomasse agricole peut également être utilisée pour produire de l’électricité dans des centrales électriques.
Aujourd’hui, la majeure partie de la biomasse agricole est utilisée pour le chauffage (environ 70 %), puis pour les biofuels (16 %) et l’électricité (15 %).
La biomasse agricole présente de nombreux avantages pour la transition énergétique. Cependant, des questions telles que les dommages environnementaux et les utilisations concurrentes de la biomasse agricole doivent être prises en compte et pondérées pour pouvoir comparer les alternatives. Dans ce sens, l’outil d’analyse du cycle de vie offre un bon protocole pour mesurer l’empreinte environnementale complète des carburants.
Utiliser l’ACV pour mesurer l’empreinte environnementale
Analyse du cycle de vie
L’analyse du cycle de vie (ACV) est une méthode d’évaluation des impacts environnementaux associés à toutes les étapes du cycle de vie d’un produit, d’un processus ou d’un service commercial. Par exemple, dans le cas d’un produit manufacturé, les impacts environnementaux sont évalués depuis l’extraction et la transformation des matières premières (berceau), en passant par la fabrication, la distribution et l’utilisation du produit, jusqu’au recyclage ou à l’élimination finale des matériaux qui le composent (tombe).
Une étude ACV comprend un inventaire complet de l’énergie et des matériaux nécessaires tout au long de la chaîne de valeur industrielle du produit, du processus ou du service, et calcule les émissions correspondantes dans l’environnement. L’ACV évalue donc les impacts environnementaux cumulés potentiels. L’objectif est de documenter et d’améliorer le profil environnemental global du produit.
Si l’on prend l’exemple de l’énergie de la biomasse, une ACV détaillerait l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement, depuis l’établissement de la plantation, la mise en terre des graines, jusqu’à la combustion de la biomasse ou la conversion en énergie. À chaque étape du processus, elle inventorie les intrants et les extrants de chaque processus afin de mesurer l’empreinte environnementale globale du produit.
Aujourd’hui, des logiciels comme openLCA ou SimaPro, associés à des bases de données comme Ecoinvent, permettent de réaliser des études ACV sur une large gamme de produits à partir de données recueillies dans le monde entier. Bien entendu, les données collectées sur le terrain offrent la meilleure qualité et la plus grande robustesse pour les études d’ACV.
La méthodologie de l’empreinte environnementale des produits de l’UE
L’analyse du cycle de vie existe depuis un certain temps, mais de nombreuses méthodologies différentes ont coexisté. La norme ISO 14040 ou le système de référence international des données du cycle de vie (ILCD) constituent des références en la matière. Bien que la plupart des méthodologies suivent le même processus général, des variations dans les méthodes de calcul et le traitement de certains processus de fabrication peuvent conduire à des résultats différents. L’objectif principal des ACV étant de comparer des alternatives, l’homogénéité de la méthodologie est essentielle.
À cet égard, l’Union européenne a mis au point sa propre méthodologie – l’empreinte environnementale du produit – pour réaliser des études d’ACV. La PEF est basée sur la méthode scientifique de mesure des empreintes environnementales (ACV) et définit un cadre commun amélioré pour toutes les étapes et règles nécessaires à la réalisation d’études ACV. Il se trouve toutefois encore dans une phase de transition et n’est pas encore obligatoire.
Comme le PEF fournit une méthode unique et plus rigoureuse utilisée par tous les acteurs du marché, son objectif ultime est d’améliorer la validité et la comparabilité des produits sur le marché de l’UE. Sa mission est de renforcer le marché européen des alternatives vertes et de lutter contre l’écoblanchiment et les fausses déclarations de durabilité.
Un autre aspect intéressant de la méthodologie PEF est qu’elle adopte une approche holistique et prend en compte un large éventail de questions en dehors du seul changement climatique. En ce sens, la méthodologie PEF prend en compte 16 catégories d’impact qui couvrent un large éventail de questions environnementales pertinentes liées à la chaîne d’approvisionnement du produit concerné, du changement climatique au changement d’affectation des sols ou à l’utilisation de l’eau.
Ksapa a mené des études d’ACV sur des questions liées à la transition énergétique et à la biomasse agricole. En combinant son expertise et ses connaissances en matière d’ACV, d’agriculture durable, de chaînes d’approvisionnement fragmentées et de droits de l’homme, Ksapa a tiré un certain nombre d’enseignements de ses études.
Leçons tirées des études ACV de Ksapa
Robustesse de l’acv et collecte de données
Comme indiqué ci-dessus, l’ACV définit les différentes étapes de la chaîne d’approvisionnement et inventorie les intrants et les extrants en termes de ressources et d’énergie pour chacun des processus. À cet égard, une étude ACV dépend fortement de la collecte de données. En fait, la méthodologie PEF définit la matrice des besoins en données qui détaille le niveau requis de qualité et de granularité des données à collecter en fonction du niveau de contrôle de chaque processus par rapport au principal de l’étude ACV.
Bien que la plupart des produits puissent être modélisés à l’aide de bases de données génériques, il est essentiel de collecter des données directement sur le terrain pour que les études ACV soient aussi valables que possible. En effet, l’ACV repose sur de nombreux processus dont les interactions et interdépendances peuvent varier d’un cas à l’autre. La réalisation d’une étude d’ACV reposant sur un trop grand nombre d’hypothèses entraîne le risque de produire un résultat qui n’est pas représentatif et qui ne peut pas être utilisé pour la prise de décision.
Ceci est particulièrement vrai pour la biomasse agricole. La réalisation d’une ACV sur les filières agricoles est souvent plus complexe car les filières peuvent être très fragmentées avec des pratiques très différentes d’un territoire à l’autre. La réalisation d’études sur le terrain est essentielle à la validité de l’ACV dans un contexte spécifique.
L’approche holistique de l’ACV
Les études ACV fournissent des résultats intéressants sur plusieurs aspects d’une solution.
Tout d’abord, elles donnent un aperçu de l’impact d’une solution sur différentes catégories. Ces catégories d’impact permettent d’élargir le champ des risques à prendre en compte lors de la prise de décision concernant les solutions de transition énergétique. En effet, alors que la plupart des décisions se fondent sur la contribution d’une solution au changement climatique, il est important de prendre en compte d’autres aspects tels que l’utilisation des terres, de l’eau ou des ressources pour prendre une décision éclairée.
Deuxièmement, une étude ACV permet de mieux comprendre la chaîne d’approvisionnement et d’identifier les points chauds. En analysant la contribution de chaque processus aux différentes catégories d’impact, nous pouvons identifier les processus les plus contributifs : les points chauds. Cela est particulièrement intéressant pour les solutions reposant sur la biomasse agricole, car les chaînes d’approvisionnement peuvent être complexes. Ainsi, l’ACV ne fournit pas seulement un résultat au décideur, mais aussi une liste de processus et de pratiques à améliorer ou à contrôler afin d’améliorer continuellement l’empreinte du produit final. Elle fournit une feuille de route pour l’amélioration.
Adopter une approche de transition juste
Comme indiqué plus haut, les ACV permettent d’élargir le champ des questions environnementales étudiées et d’aller au-delà des seules considérations climatiques. De la même manière, il est essentiel d’intégrer d’autres optiques d’analyse pour obtenir une image complète du profil ESG d’un produit. En effet, lorsque l’on considère les chaînes de valeur agricoles, les questions environnementales ne devraient pas être la seule préoccupation. La plupart de ces chaînes de valeur comportent en effet des risques importants pour les droits de l’homme, tels que le travail des enfants, le travail forcé, le revenu décent… Ainsi, un décideur doit compléter l’ACV par une analyse des droits de l’homme et des risques sociaux posés par la chaîne d’approvisionnement du produit afin de s’assurer que tous les risques sont pris en compte. En effet, une étude sur les droits de l’homme permettrait non seulement de prendre en compte les griefs et les priorités des parties prenantes externes, mais surtout de centrer le débat sur une « transition juste » et pas seulement sur une transition énergétique.
Passer d’une chaîne d’approvisionnement à un territoire agricole
Si l’on considère la production de biocarburants à partir de déchets agricoles, l’équation semble simple : plus on collecte de déchets, plus on produit de carburant. Sur la base de cette analyse simple, de nombreuses chaînes d’approvisionnement en biocarburants ont été mises en place : des plantations de canne à sucre ou de colza couvrant des kilomètres et des kilomètres uniquement dédiés aux biocarburants. Toutefois, cette approche manque de vision. Non seulement elle laisse de côté la question de la diversité des cultures, qui a également un impact sur la biodiversité dans son ensemble, mais elle n’examine pas non plus la totalité du secteur agricole local : elle ne se concentre pas uniquement sur la chaîne d’approvisionnement en canne à sucre, mais également sur ses relations avec d’autres produits agricoles, qu’il s’agisse d’argent ou d’aliments. Ce manque de vision peut avoir des conséquences lorsqu’on essaie de mettre en place une nouvelle chaîne d’approvisionnement dédiée à l’énergie de la biomasse. La conversion de la plupart des cultures vivrières en cultures de rente favorise inévitablement l’insécurité alimentaire.
Il est donc impératif pour tous les décideurs, que ce soit au niveau des entreprises ou des collectivités locales, de considérer l’agriculture dans sa globalité et son empreinte sur le territoire. L’imagerie satellitaire est un excellent outil pour cela. En utilisant les images produites par les satellites de la NASA ou du programme Copernicus, il est facile de se faire une idée de l’utilisation des terres sur un territoire et de son évolution dans le temps. Ces analyses complètent grandement les études ACV, car elles donnent une image concrète de la réalité sur le terrain : elles traduisent les risques en réalité et aident à comprendre les facteurs de déforestation, d’urbanisation, de pénurie d’eau… De cette manière, les chaînes d’approvisionnement en biomasse agricole peuvent être établies de manière durable, en gardant à l’esprit leur empreinte sur le bassin local et leur impact sur d’autres cultures vivrières ou de rente.
Conclusion
La biomasse agricole offre une grande opportunité de transformer les déchets en une source d’énergie renouvelable, accessible et abordable. Cependant, de nombreux problèmes environnementaux et sociaux inhérents à ces chaînes d’approvisionnement fragmentées doivent être pris en compte lors de la comparaison des alternatives aux combustibles fossiles.
Les études d’ACV permettent une évaluation solide de l’empreinte environnementale des produits, en détaillant les différents impacts et points chauds d’une chaîne d’approvisionnement. Néanmoins, l’ACV ne doit pas être le seul outil de prise de décision dans le cadre des stratégies de transition énergétique. En effet, elle doit être complétée par une analyse des droits de l’homme et une approche de la chaîne de valeur afin d’élargir son champ d’application et de permettre une prise de décision dans l’optique d’une transition juste et pas seulement énergétique.
Adrien est Program Officer. Il est responsable du développement, de la mise en œuvre opérationnelle et du suivi des programmes SUTTI. Il participe à la conception de schémas de structuration financière visant à démultiplier les impacts de SUTTI.
Il a précédemment travaillé dans divers secteurs, au sein d’organisations publiques, privées et à but non lucratif. Avant de rejoindre Ksapa, il a participé à des initiatives de microfinance et d'entrepreneuriat social au Cambodge et aux Philippines, après avoir travaillé pour Danone et la RATP.
Il est titulaire d'un Master en Finance de l'Université Paris-Dauphine, ainsi que d'un Master en Management de l'ESSEC Business School.
Il parle français, anglais et espagnol.