Les controverses sur la responsabilité sociale des entreprises sont récurrentes. Quelques enseignements pour gérer ces situations avec responsabilité.
Voilà déjà presque 20 ans que des journalistes allemands – Klaus Werner et Hans Weiss – publiaient leur fameux « Livre noir des entreprises (Das Schwarzbuch Markenfirmen) ». Ce livre fort documenté décrivait comment l’activité de nombreuses sociétés multinationales rimait avec discrimination politique et sociale, pollution de l’environnement, violations du droit du travail, des droits humains et de la protection des consommateurs. 20 ans plus tard, les baromètres se multiplient et se ressemblent : nombre de multinationales demeurent sous le feu de différentes controverses, avec une dominante pour les secteurs de l’énergie, de l’extraction, de l’agroalimentaire et de l’industrie pharmaceutique. Quels retours d’expérience ? Comment traiter ces sujets avec responsabilité ?
Quels sont les fondements d’une controverse?
Le Larousse donne à l’idée de « controverse » la définition suivante : « Discussion suivie sur une question, motivée par des opinions ou des interprétations divergentes ». En pratique, ce que vivent les entreprises provient avant tout d’un incident – plus ou moins avéré – révélé par une enquête menée par une partie prenante (ONG, collectif de travailleurs, syndicat, autorité locale par exemple…) et prenant une dimension médiatique importante – amplifiée notamment par les médias sociaux.
Pour autant, quel que soit l’incident à l’origine de toute controverse, différents éléments reviennent sans cesse. Il convient donc de les étudier.
1. Ignorance ou Asymétrie d’information
En 2004, Amnesty International publiait un rapport détaillé pointant du doigt le scandale de l’esclavage sexuel au Kosovo au service de soldats de l’OTAN, de policiers des Nations Unies et de membres d’ONG séjournant dans la région… Le cas est complexe et son analyse mériterait d’être détaillé plus avant. Pour autant, un enseignement est tout particulièrement intéressant. Les professionnels mandatés pour mener leurs enquêtes internes ont très rapidement été confrontés à la nature multiculturelle des équipes de terrain en cause. De la Norvège au Pakistan, la perception de mêmes faits pouvait révéler une très grande diversité d’opinions. Des faits considérés comme graves pour certains, pouvaient n’avoir que très peu d’importance pour d’autres protagonistes, évoluant dans des contextes culturels et juridiques différents. Les organisations internationales considérées n’avaient par ailleurs à l’époque de fait que peu de politiques, directives ou formations permettant d’informer les personnels opérationnels et de tracer des lignes rouges sur ces questions de prostitution. En partie parce qu’elles n’avaient pas été confrontées jusqu’alors à des controverses similaires. En partie également parce qu’elle savaient qu’elles avaient à gérer des équipes multiculturelles complexes et que la mise en place de politiques et de directives pouvait demander d’importants efforts de concertation et d’audits s’assurant du respect des procédures sur le terrain.
Ainsi se dessine un élément essentiel de toute controverse. A l’origine de toute controverse, on trouve un point critique d’ignorance ou d’asymétrie d’information.
- Ignorance. Tout simplement, à la source d’une controverse on trouve des opérationnels qui n’ont pas conscience d’avoir un comportement ou des pratiques que d’autres parties prenantes jugeront discutables. Après avoir sensibilisé des auditeurs qualité d’un grand groupe européen, qui visitent régulièrement des usines de sous-traitance en Asie Pacifique, sur les questions de travail des enfants, l’un de ces auditeurs a rapporté quelques mois plus tard « qu’il avait vu des enfants travailler sur un site pour la première fois en 20 ans ». Ignorance – la réalité est vraisemblablement qu’il a pu passer à côté de nombreuses situations en 20 ans, mais n’était pas sensibilisé à ces questions pour détecter et qualifier des cas non acceptables.
- Asymétrie d’information. En travaillant sur différents scandales touchant des usines basées en Asie Pacifique – Chine et Vietnam notamment, voici comment les écarts de perception sur de mêmes faits peuvent créer des controverses importantes. Pour des syndicats, des usines – dortoirs permettent de confiner et de faire travailler sur des cadences infernales de jeunes travailleurs peu éduqués et corvéables à merci. Lorsqu’un décès sur poste de travail par arrêt cardiaque apparaît, sur un sujet jeune et en bonne santé, il y a un scandale associé aux conditions de vie et des cadences stressantes imposées. Par contre, des professionnels opérant sur des questions de santé sécurité pourront bien évidemment déplorer l’accident gravissime et étudier toute action possible pour réduire le risque. Mais ils regarderont aussi le taux de gravité et le taux de fréquence sur un site employant plus de 150,000 salariés pour conclure quant à la probabilité du risque. Pour des ONG soucieuses du respect du droit du travail, ce sera avant tout la multinationale donneur d’ordre qui portera la responsabilité d’une cadence infernale imposée au site. Pour des collectifs locaux représentants des ouvriers, le constat pourra être plus nuancé vantant parfois le niveau de salaire et des conditions de travail par rapport à ce que ces ouvriers pourraient trouver ailleurs…
Il n’y a généralement pas de fumée sans feu. Une controverse est bien le fruit d’interprétations divergentes quant à une pratique ou un événement.
2. Méthode et expertise technique
Une controverse oppose différentes parties prenantes dans leur interprétation d’une pratique ou d’un événement. Faire converger les interprétations demande de la méthode et de l’expertise technique. C’est là le deuxième élément qui vient régulièrement renforcer et amplifier les controverses…
- Les méthodes de travail ayant abouti à la révélation d’une controverse sont elles-mêmes sources de désaccords entre les parties prenantes. Par exemple, une ONG qui a mené une enquête en cachette pour pénétrer sur un site ou questionner des travailleurs ne voudra évidemment pas partager ses sources avec l’entreprise. Et l’entreprise aura bien du mal à accepter d’échanger de manière constructive sans transparence sur les éléments portés à son encontre concernant les pratiques ou les événements opérés au sein de ses activités…
- L’expertise technique permettant d’étudier les éléments de controverse sont là encore essentiels. Importer une flotte de consultants internationaux déconnectés des réalités locales n’aura pas de sens ni d’efficacité. S’appuyer exclusivement sur de l’expertise locale incapable de comprendre les enjeux internationaux portés par une controverse dans ses différentes nuances ne permettra pas non plus de porter une analyse pertinente.
Une controverse peut s’amplifier et prendre des dimensions incontrôlables dès lors que les parties en présence sont incapables de s’accorder sur les méthodologies et le type d’expertise technique nécessaire pour évaluer une pratique ou un événement source de divergence d’opinions.
3. Gestion rationnelle d’enjeux à portée émotionnelle et financière forte
Enfin, un élément fondamental de définition d’une controverse est une large amplification dans les médias, notamment les médias sociaux, ce qui est souvent couplé avec un cas porté devant la justice. Une controverse prend le statut de controverse par exemple lorsque les salariés d’une multinationale estiment qu’ils ont besoin d’en savoir plus, et parlent entre eux du sujet à la machine à café, même sans avoir la moindre relation directe avec l’événement en question.
La gestion d’une controverse prend alors une toute autre tournure, puisque la divergence d’interprétation sur une pratique ou un événement se traduit par une charge émotionnelle et/ou financière forte. La gestion de la controverse est impactée et n’est plus traitée de manière sereine.
- La gestion émotionnelle est importante. Selon les positions de parties prenantes, les enjeux sont différents. Face à une pollution d’eau provoquée par une usine, un directeur d’usine pourra y voir l’erreur de quelques ouvriers qui n’auront pas respecté une procédure et seront sanctionnés. Il voudra passer à autre chose. Des riverains pourront y voir la destruction de récoltes censées faire vivre des familles entières sur une année. Un dédommagement financier ne suffira pas à compenser la perte émotionnelle associée au travail d’une année entière gâché par exemple ou l’impact potentiel sur la santé.
- La gestion financière vient aussi influencer la gestion de la controverse. Prenons le cas des pesticides. Ces produits utilisent des agents chimiques développés pendant la première guerre mondiale, et fabriqués pour avoir donc un effet nocif sur l’Homme. Malgré différentes altérations et évolution des formules, l’origine et la nature de ces composants posent des questions évidentes en matière de santé pour n’importe quel travailleur agricole ou jardinier exposé régulièrement. Pourtant, les procès se succèdent depuis des décennies et la gestion des controverses associées est toute autre. Les enjeux financiers en matière d’indemnisation sont colossaux. Pour autant les controverses subsistent et l’acceptabilité des pesticides reste entière, au point de faire modifier progressivement les réglementations pour en réduire les listes et les usages…
Gestion responsable de controverses. Enseignements
Ainsi la gestion de controverses pose des questions de méthode pour les parties prenantes afin de réduire les divergences de points de vue, et d’en tirer les enseignements permettant de réduire tout risque d’occurrence.
1. Inclusion d’un écosystème pertinent de parties prenantes
La formation d’un écosystème de parties prenantes portant une diversité de regards sur les pratiques ou événements est indispensable. Sans tabou, cela permet d’explorer toutes les facettes, comparer des faits et des chiffres.
Les questions émotionnelles ou financières rendent parfois ce travail difficile, voire impossible. Avec créativité, des méthodes qualitatives et quantitatives d’investigation et de concertation de parties prenantes permettent toutefois de remédier autant que possible à ces difficultés. Dans le cadre d’instruction judiciaire ou extrajudiciaire, des espaces de médiation offrent là encore la possibilité de confronter les points de vue.
2. Cartographie de risques et occurrences
L’accord de parties prenantes sur un arbre de causes permet d’identifier les différents facteurs ayant conduit à une pratique ou un événement sujet de controverse.
Ainsi, un arbre de causes pourra reprendre un ensemble d’éléments à l’origine d’une ignorance d’un problème, ou d’une asymétrie d’information afin de cartographier précisément les points permettant d’éviter l’occurrence du risque. En travaillant ainsi sur des questions de conditions de travail dans des usines (heures supplémentaires), on peut assez rapidement questionner par exemple :
- Transmission et gestion des commandes entre le client et le fournisseur
- Organisation du travail sur la chaîne du fournisseur
- Formation du management de proximité
- Directives et formations de l’employé sujet aux heures supplémentaires non payées
- Suivi des heures et procédure de réclamation
- etc …
Un arbre des causes permettra ainsi de révéler un ensemble de facteurs sur lesquels travailler autant pour réduire l’asymétrie d’information entre parties prenantes que pour étudier les correctifs nécessaires à déployer pour réduire l’occurrence en question.
Conclusion : La gestion responsable de controverses, une question de méthode et de transparence
Les controverses sont utiles pour faire évoluer les pratiques des entreprises et calibrer, dans le temps, ce qui est acceptable et ce qui ne l’est plus. Pour autant, la gestion responsable de ces controverses doit s’opérer dans le respect de principes simples :
- Tout d’abord, dans un monde sur-connecté, ce n’est plus la peine de se cacher. N’importe quel salarié dispose d’un téléphone avec appareil photo et peut faire fuiter une information de manière anonyme sur des réseaux sociaux. Il est devenu impératif de jouer la carte de la transparence pour les entreprises
- En complément, la gestion méthodologique est essentielle. Elle permet non seulement de mener une analyse portée par une intelligence collective la plus large possible. Mais elle permet également d’apporter une réflexion rationnelle sur une pratique ou un événement pour en objectiver la gravité, puis en tirer les enseignements permettant de réduire le risque que les événements ou problèmes identifiés puissent se renouveler dans le temps
- Enfin, la gestion de controverses ne doit pas se cantonner à une réalité géographique ou culturelle particulière. Si une controverse révèle une pratique inacceptable, la gestion de cette controverse reviendra à s’assurer d’améliorer les pratiques dans toutes les activités, quelles que soient les différences locales.
Auteur de différents ouvrages sur les questions de RSE et développement durable. Expert international reconnu, Farid Baddache travail à l’intégration des questions de droits de l’Homme et de climat comme leviers de résilience et de compétitivité des entreprises. Restez connectés avec Farid Baddache sur Twitter @Fbaddache.