Après les premières publications de Plans de Vigilance, 3 entreprises françaises ont déjà été mises en demeure par différentes composantes de la société civile (ONG, syndicats) d’apporter des précisions sur leurs risques et mesures espérées pour mieux prendre en compte leur respect des droits humains dans des opérations précises. Une nouvelle source d’insécurité juridique pour les entreprises? Ce qui est en jeu est ailleurs.
Loi sur le Devoir de Vigilance. Contexte
La loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre oblige les grandes entreprises françaises à élaborer, à publier et à mettre en œuvre des mesures adaptées d’identification des risques et de prévention des atteintes aux droits humains et aux libertés fondamentales, à la santé et à la sécurité de personnes, et à l’environnement.
La loi française sur le devoir de vigilance a fait des émules auprès de plusieurs pays européens (Pays-Bas, Allemagne, Suisse, Autriche, Finlande), le plus avancé étant l’Allemagne avec une ébauche de loi dévoilée en février dernier. Début octobre, une coalition de 80 ONG et syndicats, ont lancé un appel en faveur d’une législation européenne établissant un cadre de devoir de diligence obligatoire sur l’environnement et les droits humains pour les entreprises et institutions financières de l’UE.
Cela s’inscrit d’ailleurs également dans une perspective plus large de suivi de travaux en cours, menés par le groupe de travail intergouvernemental de l’ONU pour l’élaboration d’un traité contraignant sur les entreprises et les droits de l’homme. La 5e session s’est tenue cette semaine.
La société civile est évidemment vent debout pour pousser à une application efficace et globale des Principes Directeurs. Différentes campagnes explicites poussent clairement à des régulations plus fortes. En réponse, les grandes entreprises concernées – et tout particulièrement leurs directions juridiques – sont extrêmement sceptiques et frileuses. Il convient en effet de reconnaître que les enjeux, les contextes, les responsabilité légales des entités juridiques concernées peuvent varier significativement. L’étendue des possibles rend, à juste titre, les responsables juridiques frileux quant à la myriade d’inconnues qui se présente à eux. Il est vrai également que les cas de mise en demeure en France à ce jour ne sécurisent pas non plus ces directions juridiques puisque leur nombre restreint n’a d’égal que l’hétérogénéité des sujets traités:
- Risques d’atteintes aux droits des travailleurs et conditions de travail (salariés de filiales basées en Colombie, au Mexique ou aux Philippines),
- Responsabilité climatique (coalition de collectivités et d’associations en France),
- Consentement préalable donné librement et en connaissance de cause de populations locales sur un projet d’éolienne au Mexique,
- Acquisition de terres et expropriation de populations considérées sans « compensation juste et adéquate » pour un projet pétrolier en Ouganda…
Le devoir de vigilance met avant tout les entreprises face aux risques métiers qu’elles doivent identifier et gérer vis-à-vis de leurs propres investisseurs et autres parties prenantes
« Si un chauffard renverse une victime, est-ce forcément de la faute de la victime? N’instrumentalisons pas le devoir de vigilance pour voir de l’insécurité juridique là où il y a avant tout un manque de professionnalisme dans les multinationales dans la conduite d’un devoir de vigilance nécessaire à la bonne conduite des affaires »
Les Principes Directeurs des Nations Unies en matière de respect des droits humains par les entreprises sont très clairs et demandent de se concentrer sur les impacts, et la capacité des entreprises à démontrer leur capacité à identifier les risques et prouver leur capacité à les atténuer.
En réponse, le concept de devoir de vigilance étoffe indéniablement la longue liste des outils juridiques et réglementaires exigeant aux entreprises multinationales d’identifier tout risque touchant aux questions environnementales, santé/sécurité et droits humains. En ce sens, certes, le devoir de vigilance vient renforcer l’insécurité juridique des entreprises.
Mais cette analyse est erronée. Elle ne prends pas les sujets par le bon côté. Prenons l’exemple simple d’un accident de la route avec un chauffard qui prendrait un véhicule qu’il ne connaîtrait pas (est-ce que les freins fonctionnent bien?), pour conduire dans un pays avec des usages qui lui seraient inconnus (on roule à droite ou à gauche ici?), en prenant d’ailleurs le volant d’un véhicule sans même avoir ni son code ni son permis. Ce chauffeur percute et tue un passant. Est-ce le passant qui est forcément responsable?
Une logique parallèle s’applique très bien à l’ensemble du corpus contraignant et non contraignant mis à disposition des Etats, des multinationales et de la société civile pour réguler et responsabiliser les acteurs économiques. Pour s’assurer qu’il n’y a pas de chauffard. Pour s’assurer que ce n’est pas la victime qui doit s’excuser de traverser la route, mais bien le chauffard qui est responsable. A charge ensuite pour le conducteur bien sûr de démontrer qu’il était en pleine responsabilité et que la victime a fait une faute, mais cela est déjà une toute autre discussion.
En effet, en se limitant aux simples cas de mise en demeure posés en France et faisant craindre une insécurité juridique grandissante, on peut déjà certes laisser les instructions en cours et ne pas prendre position pour chacun de ces cas spécifiques. On peut toutefois également s’appuyer sur de l’expérience de terrain approfondie pour encourager n’importe quelle entreprise à démontrer sa capacité à faire oeuvre de professionnalisme pour conduire son propre devoir de vigilance au travers de ses projets afin de sécuriser ses propres actifs! Et créer de la confiance déjà avec des parties prenantes comme ses investisseurs, les autorités locales ou les riverains de projets industriels…
- Prendre des risques d’atteintes aux droits des travailleurs et conditions de travail pour des salariés de filiales basées en Colombie, au Mexique ou aux Philippines, c’est prendre le risque juridique et financier d’augmenter les accidents de travail,
- Prendre ses responsabilités climatiques, c’est être capable aujourd’hui de projeter un outil industriel dans une trajectoire 1.5 degré, et de regarder ses investisseurs dans les yeux pour expliquer comment se transformer et créer de la valeur dans la durée avec un risque climatique en train d’exploser sous nos yeux. C’est suivre les recommandations de la Task Force on Climate-Related Financial Disclosures (TCFD) à cet effet,
- Pour se lancer dans un projet d’exploitation industrielle, les questions de consultation locale et acquisition de terres sont toujours sensibles et cela n’est un scoop pour absolument personne qui a travaillé sur ces questions. Avant de faire des plans techniques et industriels en faisant confiance les yeux fermés aux autorités locales dans la conduite de ces activités, il est impératif de mener des travaux complémentaires pour savoir dans quel terrain on met les pieds, et quels risques extrafinanciers sont à prendre en compte. Au Mexique par exemple, le concept d’ejidos rend particulièrement complexe la session de terres et constitution de parcelles à vocation industrielle. On a vu des sites s’installer puis voir des héritiers venir des années plus tard pour réclamer leur dû…
Ainsi, on le voit, ce qui fait la différence entre un chauffard et un conducteur responsable, c’est le professionnalisme. Le conducteur responsable sait que sa voiture est en état, qu’il a son permis et qu’il connait les habitudes routières dans lesquelles il va circuler. Si une victime en état d’ébriété surgit à la dernière minute du bas côté, il est en mesure de justifier en toute bonne foi son approche et son attitude. La même approche s’applique aux multinationales. L’insécurité juridique à laquelle ces entreprises s’expose commence avant tout par le professionnalisme avec lequel elles systématisent leur capacité à identifier et se concentrer sur les impacts les plus saillants associés à leurs activités – du point de vue des victimes potentielles, démontrer leur capacité à identifier les risques associés, et prouver leur capacité à les atténuer.
Conclusion: Le devoir de vigilance invite les chauffards à devenir des conducteurs responsables
Face à ce type de risques inhérents à leurs métiers, les entreprises multinationales peuvent avoir la tentation de ne rien dire sur les questions de droits humains. Une manière d’éviter d’entrer dans le dur des sujets, se poser les bonnes questions, et de voir si avec un peu de chance tout va bien se passer.
Mauvais raisonnement. Aux Etats-Unis, réputés justement pour la frilosité juridique des décideurs économiques, les obligations en matière de transparence et de partage de l’information et des risques extrafinanciers associés est un impératif et c’est rappelé dans ce document du Harvard Law School Forum.
Ne renversons pas les responsabilités à charge des victimes. Le professionnalisme et la prise en compte des droits humains dans la gestion des entreprises est un levier parmi d’autres de management et gestion de risques. La source d’insécurité juridique vient déjà avant tout de là. Pas du respect des droits humains, dont l’exercice découle plus naturellement par la suite comme conséquence logique de gestion systémique de risques.
Auteur de différents ouvrages sur les questions de RSE et développement durable. Expert international reconnu, Farid Baddache travail à l’intégration des questions de droits de l’Homme et de climat comme leviers de résilience et de compétitivité des entreprises. Restez connectés avec Farid Baddache sur Twitter @Fbaddache.
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