Les Principes directeurs sur les entreprises et les droits de l’Homme guident l’action des entreprises depuis 2011. Un instrument juridiquement contraignant visant à réglementer, dans le droit international des droits de l’Homme, les activités des sociétés transnationales fait l’objet de discussions depuis cinq ans dans le cadre des processus des Nations Unies. Le processus progresse sous la pression de coalitions d’ONG, des gouvernements et de considérations liées à différents accords commerciaux en jeu. Voici six points que toute partie prenante doit suivre de près afin de s’assurer que les entreprises respectent les droits humains dans l’ensemble de leurs activités.
Principes directeurs sur les entreprises et les droits humains – Un long chemin
Les Principes directeurs des Nations Unies sur les entreprises et les droits humains sont un ensemble de lignes directrices à l’intention des États et des entreprises pour prévenir, traiter et réparer les violations des droits humains commises dans le cadre des transactions et des activités des entreprises. Ces Principes directeurs ont clairement réussi à instaurer une confiance accrue, et des approches plus constructives de la gestion des droits humains dans de nombreuses entreprises. Toutefois, depuis 2011, le monde économique, la réglementation et les attentes des multiples parties prenantes ont changé au fil du temps.
De nombreux gouvernements ont ainsi reconnu que les mesures volontaires – bien qu’importantes – sont insuffisantes pour garantir le respect des droits humains par les entreprises. Par conséquent, en juillet 2014, le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU a voté pour la première fois en faveur de la négociation d’un instrument juridiquement contraignant pour réglementer, en droit international des droits de l’homme, les activités des sociétés transnationales et autres entreprises.
« Dans un contexte de méfiance massive à l’égard des bénéfices de la mondialisation, renforcée par des inégalités qui s’exacerbent dans les économies de l’OCDE, les questions suivantes sont au centre de toutes les attentions: l’évitement fiscal, le manque de transparence des pratiques, l’absence de voies de recours lorsque l’empilement d’entités légales rend impossible la responsabilisation des entreprises face aux impacts des activités de leurs filiales sur les droits humains sont examinées avec une grande attention. Ceci est bien sûr amplifié par les transformations numériques qui modifient la complexité et l’ampleur des violations potentielles des droits humains. »
Les considérations suivantes appellent ainsi clairement à une remise à plate des approches en matière de respect des droits humains de la part des entreprises :
- Évitement fiscal. Comment les sociétés transnationales peuvent-elles prétendre respecter les droits humains si elles ne versent pas un montant décent d’impôts là où elles fabriquent ou vendent leurs produits et services ? Dans un contexte d’inégalités croissantes et de transformations numériques, l’évasion fiscale fait sans aucun doute de plus en plus partie intégrante de l’agenda des droits humains
- Traités internationaux et responsabilité légale des entreprises. La question de savoir si et comment les activités des entreprises sont régies par des traités bilatéraux d’investissement et les procédures de règlement des différends entre investisseurs et États (Investor-State Dispute Settlement – ISDS) ou tout système similaire. Le cas échéant, l’opacité des procédures et des décisions rend pratiquement impossible d’offrir un recours efficace et équitable en matière de réparation de droits humains de la part d’entreprises multinationales, concernant les activités de leurs filiales
- Le fait que les entreprises recueillent, utilisent ou partagent les données de leurs clients, de leurs employés ou de leurs partenaires commerciaux, et la façon dont elles le font, ont suscité de nouvelles considérations en matière de droits humains. Il existe un lien évident entre l’inconnu (ne pas savoir) et le respect insuffisant des droits humains (ne pas connaître les implications de ce que l’on ne connait pas). La collecte de données liées aux transformations numériques génère clairement de nouveaux domaines d’inconnues impactant des sujets comme la vie privée, la liberté d’expression, la surveillance ou d’autres droits humains. Ces sujets exigent une vigilance toute particulière
Les discussions relatives à l’élaboration du traité juridiquement contraignant ne sont pas encore tout à fait achevées. Nous suivons de près les discussions depuis des années. Nous comprenons bien les positions des différentes parties prenantes. Les 6 domaines suivants sont clairement au cœur des discussions, et devront être suivis de près pour évaluer les pratiques des entreprises en matière de respect des droits humains.
3 points ayant une incidence directe sur les pratiques des entreprises en matière de respect des droits humains
« Les multinationales seront de plus en plus confrontées à la question de savoir si et comment elles ont fait preuve d’une diligence raisonnable sérieuse pour connaître leurs impacts potentiels sur les opérations, les joint ventures et les chaîne d’approvisionnement. Ils doivent s’intéresser aux segments dits vulnérables afin d’atténuer véritablement les risques à leur niveau. Ils doivent également traduire les impacts environnementaux en violations potentielles des droits humains pour prendre des décisions en conséquence. Le climat, l’eau ou l’appauvrissement de la biodiversité engendrent des risques de violations des droits humains. »
1. Respecter les obligations de transparence et de diligence raisonnable en matière de droits humains, au travers des opérations, des Joint Ventures, et des chaînes d’approvisionnement
En Europe, le Royaume-Uni et la France ont lancé le mouvement avec les lois britannique sur l’esclavage moderne en 2015, puis la loi française sur le devoir de vigilance en 2017. La loi néerlandaise sur la diligence raisonnable en matière de travail des enfants oblige désormais également les entreprises à déterminer ces risques dans leur chaîne d’approvisionnement. D’autres pays, dont l’Allemagne, la Suisse, la Finlande ou l’Autriche, envisagent des initiatives similaires. Le gouvernement finlandais, qui assure actuellement la présidence de l’UE, s’est engagé à étudier la possibilité d’adopter une Directive contraignante en matière de diligence raisonnable dans le domaine des droits humains au niveau européen.
Depuis 2011 et la structuration des activités d’évaluation d’impact sur les droits humains permettant aux entreprises de mener une diligence raisonnable, de cartographier les zones à risque, d’élaborer des plans d’action et de vérifier l’impact sur les groupes de détenteurs de droits en jeu, il est clair que l’augmentation des réglementations combinée à la convergence croissante du « hard law » et du « soft law » appelle les entreprises à cartographier, documenter et démontrer sérieusement les impacts sur les activités suivantes:
- Organiser la manière dont l’entreprise va se mettre en conformité avec un dispositif de devoir de vigilance obligatoire en matière de droits humains
- Comprendre comment les investissements, les activités, les produits et les services, et les chaînes d’approvisionnement peuvent porter atteinte à des droits humains, de manière systématisée et holistique
- Explorer comment renforcer les systèmes de management en place pour atténuer ces risques, documenter les efforts raisonnables déployés sur la foi de ce qui est cartographié, et démontrer l’impact de ces mesures en matière de réduction effective de risques
Nous avons déjà largement travaillé sur ces questions depuis plus de 20 ans et disons le tout net: c’est complexe. Bien des multinationales ne sont pas à l’aise pour s’engager sérieusement dans cette voie. Mais il n’y franchement pas d’autre choix, car les règlements obligatoires seront de plus en plus imposés et entraîneront des obligations juridiques réelles.
2. Porter une attention particulière sur les segments dits « vulnérables »
Les multinationales qui ont développé des travaux sur les droits humains ont tendance à approcher ces questions de manière similaire à tout exercice de gestion de risque. C’est une erreur :
- Une activité de gestion des risques explore comment les facteurs externes ou internes peuvent influer sur les opérations et les actifs. Un tremblement de terre ou une cyberattaque sont sans aucun doute des risques à intégrer dans une gestion de risques
- Un démarche portée sur les droits humains commence par prendre la perspective de la personne et de ses droits pour comprendre comment les activités de l’entreprises peuvent l’impacter lui / elle. On peut ensuite faire le lien avec de la gestion de risque, mais c’est secondaire
Ainsi, les employés, les clients, les partenaires commerciaux, les communautés vivant à proximité des sites de l’entreprise peuvent être une catégorisation grossière de détenteurs de droits, afin de partir de leur perspective puis étudier la manière dont les activités de l’entreprise pourrait mettre en violation certain de leurs droits. Mais cela reste générique. En réalité, les risques réels peuvent être aggravés pour des segments vulnérables plus spécifiques. En voici quelques exemples :
- Les segments de clientèle vulnérables peuvent inclure : les adolescents et les enfants ou d’autres segments susceptibles d’être plus faciles à manipuler dans le cadre d’activités de marketing
- Les employés ou sous-traitants vulnérables peuvent être des travailleurs migrants, des femmes dans des logiques de questions de genre, des travailleurs moins instruits ou tout autre segment susceptible d’être moins à l’aise pour connaître et exercer ses droits dans son contexte professionnel
- Les communautés vulnérables peuvent comprendre : les minorités, les segments les plus pauvres ou les moins instruits, les quartiers qui s’abstiennent massivement aux élections… ces segments n’étant pas nécessairement bien représentés par les acteurs institutionnels locaux comme les municipalités ou les autorités locales.
Ainsi, cela va mieux en le disant mais le respect des droits humains exige le respect des droits humains de chacun(e). Plus un segment de la population peut être considéré d’une manière ou d’une autre comme étant plus vulnérable, plus ce segment devra faire l’objet d’un examen plus approfondi pour s’assurer qu’il peut bénéficier d’une attention appropriée dans le respect de ses droits. Dans le contexte de #Metoo par exemple, de la loi sur le devoir de vigilance, ou de défiance croissante des communautés locales à l’égard des grands projets industriels, il est de plus en plus évident que s’engager dans une démarche de droits humains exige une compréhension étroite et approfondie portée sur des segments qui pourront être considérés comme « vulnérables ».
3. Traduction des impacts environnementaux des entreprises en droits humains
Les jeunes mettent de plus en plus au défi toutes les entreprises en ce qui concerne les impacts de leurs activités sur le changement climatique en cours. Cela va s’intensifier et devenir plus conflictuel dans la décennie à venir. Des mouvements civils non-violents à croissance rapide qui réclament la désobéissance civile, comme Extinction Rebellion, mettent de plus en plus les entreprises multinationales au défi d’agir sur le climat d’une manière beaucoup plus radicale.
Ces mouvements de jeunesse et de désobéissance civile exigent de la part des gouvernements et des entreprises de protéger et de respecter ni plus ni moins que leurs droits humains. Ils veulent que les gouvernements et les entreprises protègent et respectent leur droit de vivre et d’avoir un avenir.
La même logique s’exprime de manière toujours plus radicale concernant les impacts environnementaux suivants des entreprises : épuisement de l’eau, pollution atmosphérique, biodiversité et artificialisation des sols, plastiques et autres déchets, par exemple. Face à ces multiples impacts environnementaux, les entreprises devront de plus en plus s’inscrire dans une perspective de droits humains pour comprendre et échanger avec des parties prenantes avec lesquelles le dialogue risque de devenir plus tendu et plus conflictuel dans les prochaines années.
3 points dans lesquels la coopération entre États et entreprises va devenir toujours plus cruciale
Les États sont censés protéger les droits humains. Les entreprises sont tenues de respecter les droits humains. Cette logique semble évidente en théorie. La pratique est plus complexe, a fortiori dans des contextes où les Etats ne font pas leur travail. Un instrument juridiquement contraignant pour réglementer, dans le droit international des droits de l’Homme, les activités des sociétés transnationales converge également vers des domaines critiques où une coopération accrue entre les États et les entreprises sera sans doute nécessaire pour faire respecter les droits humains.
1. Rôle et protection des lanceurs d’alerte
Le portail des entreprises et des droits de l’Homme fait état d’une longue liste de près de 2 000 meurtres, passages à tabac, menaces et autres formes d’intimidation contre les défenseurs des droits humains travaillant sur des questions impliquant des entreprises. Des gens qui protègent les forêts. Des gens qui protègent d’autres gens. Des gens qui signalent de graves manquements en matière de respect de la santé et de la sécurité des patients dans des essais cliniques. Des gens qui signalent une utilisation abusive de données portant atteinte à la vie privée et à la liberté d’expression de salariés ou de militants. La liste est longue…
Ne soyons pas naïfs. Les lanceurs d’alerte et les défenseurs des droits humains prennent des risques. Leur vie change radicalement le jour où ils décident de faire un signalement et de s’opposer à ce qu’ils dénoncent. Ils ont alors besoin de protection. Leur rôle doit être mieux défini. A cet effet, l’environnement réglementaire reste faible mais se renforce actuellement. Par exemple, une directive de l’UE sur les lanceurs d’alerte a été adoptée en 2019 et est en cours de transposition dans les pays membres de l’UE. Aux États-Unis, la loi fédérale de 1989 concernant les lanceurs d’alerte dans l’administration fédérale s’est récemment révélée insuffisante mais a le mérite d’exister.
Ce sont pourtant des lanceurs d’alerte qui ont pu signaler et mettre à jour différents scandales majeurs récents comme : Cambridge Analytica, Dieselgate, LuxLeaks ou encore les Panama Papers. Dans un contexte de forte défiance vis-à-vis des acteurs économiques, le « business case » pour que les entreprises protègent les lanceurs d’alerte est évident: gouvernance, crédibilité des pratiques, éthique des affaires, solidité des informations financières et extrafinancières partagées avec les parties prenantes comme les investisseurs ou les clients. Ainsi:
- Les entreprises devront se conformer et évidemment respecter les réglementations concernant les lanceurs d’alerte. Elles ont même intérêt à coopérer et encourager l’adoption de telles lois
- Les entreprises doivent clarifier le rôle, le processus, la protection et le recours des lanceurs d’alerte dans leurs propres organisations, qui agissent pour protéger les collaborateurs ou d’autres individus (clients, sous-traitants, riverains par exemple)
2. Aménagement du territoire et consentement préalable, libre et éclairé (CPLE)
Nous avons travaillé sur de multiples projets montrant une consultation publique insuffisante en matière d’aménagement du territoire menée par les autorités compétentes, avant de demander aux entreprises d’ériger des infrastructures, des parcs éoliens, des usines ou autres activités industrielles. Cela a de multiples implications pour l’Etat et ses représentants autant que pour les entreprises.
- L’aménagement du territoire, qui n’est pas le fruit d’une bonne consultation publique, mène souvent à des situations conflictuelles.
- Il existe de nombreux règlements qui encouragent le CPLE (p. ex. : Canada, Philippines). Cela s’est avéré un moyen d’encourager les populations locales à s’approprier les terres qu’elles habitent et à en assurer l’avenir.
- Lorsque les investisseurs étrangers découvrent qu’on attend d’eux qu’ils investissent avec une forte résistance locale et qu’ils développent des programmes basés sur une mauvaise consultation publique préalable, leur confiance dans les autorités locales diminue. Leur intérêt à investir davantage diminue également de manière significative
Les entreprises sont généralement coincées entre ce qu’elles s’engagent à faire dans le cadre des processus d’appel d’offres et des discussions menées avec les autorités, d’une part, et ce qu’elles découvrent sur le terrain et le niveau réel des activités de participation des intervenants dont elles peuvent avoir besoin pour déployer leurs programmes à temps, d’autre part. Cela peut créer des situations réellement cauchemardesque à gérer.
Les discussions sur les instruments juridiquement contraignants mettent beaucoup l’accent sur le CPLE, parce que ce concept s’est avéré important mais insuffisamment appliqué. Les entreprises et les autres parties prenantes doivent suivre de près l’évolution des réglementations sur ces questions. Plus il y aura de réglementations encourageant les États à mener des consultations respectant des standards internationaux, plus il sera facile pour les entreprises d’investir sereinement avec une bonne lisibilité technique et extra financière des programmes à déployer, tout en respectant mieux les droits humains des populations – y compris les segments les plus vulnérables – qui vivent sur les territoires concernés.
3. Accords commerciaux bilatéraux et accès à des recours efficaces en matière de justice, à l’échelle nationale et extraterritoriale
Les procédures de règlement des différends entre investisseurs et États et d’autres instruments bilatéraux permettant aux entreprises de bénéficier d’incitations fiscales importantes ou d’une responsabilité et d’une obligation de rendre des comptes insuffisantes font l’objet d’un examen attentif des parties prenantes. Des discussions juridiquement contraignantes explorent des solutions pour accroître la transparence et faire en sorte que les États et les entreprises puissent offrir un recours utile et rendre justice efficacement.
Il y a de multiples précédents en place. Par exemple, les touristes pris en flagrant délit d’abus sexuels sur des enfants, où que ce soit, peuvent être poursuivis sous la juridiction de leur nationalité. C’est un bon exemple où la criminalité à Madagascar peut être prise en charge par la justice au Royaume-Uni pour des touristes britanniques. Des développements similaires peuvent s’étendre à un champ beaucoup plus large de violations des droits humains, et s’appliquer également aux personnes morales.
Les entreprises désireuses de faire preuve de bonne foi en prenant leurs responsabilités et en respectant les droits humains doivent gérer ces évolutions réglementaires de manière proactive. Elles peuvent faire oeuvre de leadership en appliquant les principes suivants :
- Payer des impôts là où s’opèrent les activités réelles de production et de vente
- Proposer une voie claire et transparente permettant aux victimes potentielles cherchant à obtenir réparation et justice d’accéder à un traitement effectif de leur cas, quelle que soit l’entité juridique locale ou les opérations constituées par exemple en Joint Venture
- Définir une juridiction de référence opérant par défaut, quel que soit le lieu ou l’affaire nécessitant un recours à la justice
Conclusion : Des régulations convergentes qui invitent les entreprises à prendre leurs responsabilités en matière de droits humains
6 domaines à suivre de près appellent clairement des engagements plus proactifs de la part des entreprises afin d’améliorer leur compréhension de l’impact de leurs opérations, produits et services sur les droits humains.
Au-delà de toute considération éthique évidente, le business case est également très clair : acceptabilité, coût, gestion des risques sur les actifs.
Auteur de différents ouvrages sur les questions de RSE et développement durable. Expert international reconnu, Farid Baddache travail à l’intégration des questions de droits de l’Homme et de climat comme leviers de résilience et de compétitivité des entreprises. Restez connectés avec Farid Baddache sur Twitter @Fbaddache.
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