L’affectation des ressources financières vers des stratégies performantes au niveau économique, social & environnemental (ESG) est non seulement un impératif collectif, mais également une décision éclairée pour les investisseurs ! En effet, que ce soit au niveau ‘macro’ ou au niveau des politiques suivies par les investisseurs pris individuellement avec la prise en compte de critères ESG, l’abondance de liquidités rend à la fois possible et raisonnable de renforcer les investissements permettant par exemple le financement de la transition énergétique ou le rééquilibrage des chaînes de valeur.
Un niveau sans précédent de liquidités sur les marchés
Ce n’est un secret pour personne : le contexte monétaire inédit a abouti à un niveau sans précédent de liquidités sur les marchés. Et à des niveaux de taux crevant les planchers année après année, les obligations à taux négatifs émises s’étant multipliées en 2019 : obligations à 30 ans pour l’Etat allemand, à 15 ans pour l’Etat français, ou même à 5 voire 10 ans pour certaines grandes entreprises considérées comme solides. Un montant de 17.000 milliards de $ placés sur des rendement à taux négatifs a ainsi été atteint au 2e semestre 2019.
Sans nul doute, il y a mieux à faire, et notamment imaginer une meilleure utilisation de ces moyens colossaux au regard des enjeux sociaux et environnementaux qui nous attendent !
Cela fait de nombreuses années qu’une partie des observateurs s’attend à ce que le redémarrage à la hausse des taux advienne dans quelques mois. En effet, les taux négatifs et les mesures non conventionnelles (quantitative easing et rachat d’obligations étatiques et corporate par les banques centrales) mis en place par les banques centrales n’ont pas abouti à un réel redémarrage de la croissance, et pas plus de l’inflation. La récente remontée des taux longs depuis la sortie de l’été en sera peut-être l’amorce, mais rien n’est moins sûr.
Certes, ces politiques ont été adoptées au cours de la dernière décennie pour éviter un marasme financier et économique qui aurait probablement abouti à une crise bien plus violente que les difficultés rencontrées ces dernières années.
Mais les effets de ces politiques monétaires sont multiples, et dans une certaine mesure redoutables.
Un contexte monétaire poussant à une inflation de la valeur des actifs décorrélée des performances opérationnelles
Tout d’abord, nous assistons à une décorrélation croissante entre les niveaux de liquidités sur les marchés et le niveau réel d’activité économique.
Mais se dégage également un autre effet, fort documenté d’ailleurs : le pricing des actifs financiers se déterminant en comparant leur niveau de risques au ‘taux sans risque’, représenté (en théorie) par les obligations des Etats les plus solides, plus ces taux baissent, plus le rendement attendu des actifs auxquels ils sont comparés baisse. Il en résulte mécaniquement une hausse de la valeur de ces actifs, et ce même si les ‘spreads’ (écart de taux avec les actifs sans risques) ont également augmenté.
Cette hausse des valeurs peut être fort significative dans le contexte actuel, aboutissant à des niveaux de valorisation record.
Prenons pour illustrer ce principe l’exemple d’un immeuble de bureaux dans le Quartier Central des Affaires parisien, dont le taux de capitalisation (soit schématiquement le rapport entre le loyer dégagé & le prix de cet actif) serait passé de 4,5% il y a une dizaine d’années, à 3% aujourd’hui – exemple relativement réaliste prenant l’hypothèse pessimiste d’un loyer stable. De cette baisse du taux d’intérêt (de 4,5% à 3%) et toutes choses égales par ailleurs, c’est-à-dire en isolant l’impact de l’évolution des taux de capitalisation indépendamment de tout autre facteur (loyers, etc.), il résulte arithmétiquement une hausse de la valeur de l’immeuble donné en exemple de 50%…
Cette tendance à l’augmentation des valeurs s’applique à l’essentiel des autres classes d’actifs, tirant à la hausse les indices boursiers (plus haut historique du S&P), les « multiples EBITDA » utilisés pour la valorisation des sociétés (indice PME par exemple) dans le private equity, et à la baisse les attentes de rendement des start-ups dans les fonds de venture capital (augmentant conséquemment leur valorisation). Ce mouvement poussant d’ailleurs à développer des modèles économiques sur la base d’accès à des liquidités abondantes – et donc de l’argent quasi-gratuit – dont la pertinence peine parfois à être démontrée (cf le cas de Wework par exemple : le leader mondial du co-working, à la transparence comptable et financière nébuleuse, dont l’introduction en bourse est passée d’un objectif de 60 à 10 milliards de dollars, pour finalement être abandonnée et être remplacée par un sauvetage in extremis de Softbank, son actionnaire principal).
Cette inflation des valeurs d’actifs sans réelle correspondance ou corrélation avec les niveaux d’activité et les niveaux de rémunération salariales, au-delà du risque de bulles, est en conséquence également l’un des principaux moteurs des inégalités sociales dont nous ne pouvons que constater qu’elles craquellent nos sociétés, des manifestations des gilets jaunes en France à celles ayant poussé à déplacer la COP25 du Chili en Espagne. Et ces inégalités sont de richesses, bien plus encore que de revenus : lorsque les prix des actifs s’envolent, ceux n’en ayant pas ou peu n’ont pas accès à cet enrichissement. La situation semble à cette aune difficilement tenable.
Opportunités d’investissements offertes par les Objectifs de Développement Durable 2030
Or un consensus existe au niveau des décideurs politiques comme économiques : les Objectifs de Développement Durable et leur financement sont un impératif collectif, au regard des enjeux environnementaux et sociaux, mais également démocratiques, auxquels nous faisons face.
Nous avons d’ailleurs des raisons d’espérer pouvoir agir face à ces défis auxquels nous sommes collectivement confrontés, qu’ils soient environnementaux, sociaux ou économiques : à titre d’illustration, les Objectifs du Millénaire fixés dans le cadre de l’ONU visaient l’éradication de l’extrême pauvreté : si cet objectif n’a pas été atteint, le pourcentage de personnes vivant dans l’extrême pauvreté dans le monde a sensiblement reculé et cet effort doit être poursuivi.
Toutefois, des intentions aux engagements, des engagements aux décisions, des décisions aux résultats, il y a autant d’étapes à franchir. Et il sera forcément nécessaire de s’appuyer sur les intérêts objectifs à long terme des différents acteurs pour permettre ces franchissements.
Dans tous les scenarii macro-économiques, les politiques d’investissement et d’allocation d’actifs doivent intégrer les critères extra-financiers
Ainsi, comment passer de ces grands principes, de ces impératifs collectifs à des décisions au niveau de chaque acteur, et de chaque politique d’investissement pour ce qui concerne les investisseurs ? Il est utile pour cela de projeter dans la remise à jour des politiques d’investissement, et notamment d’allocation d’actifs, comme l’illustre la prise en compte croissante des critères ESG extra-financiers environnementaux et sociaux dans les choix & stratégies d’investissement, et l’importance de plus en plus stratégique prise par les dimensions RSE (Responsabilité Sociétale des Entreprises) dans les politiques d’entreprises.
Les nécessaires rééquilibrages découlant du contexte monétaire visé plus haut, notamment en termes d’inégalités sociales et de financement de la transition énergétique, sont à lire au regard de deux options de scenarii économiques : un retour à des niveaux de croissance et de taux plus « habituels » vs un scenario à la japonaise ‘forever no yield’.
Dans les deux cas, une réallocation des politiques d’allocation d’actifs vers les stratégies prenant en compte la performance sociale et environnementale s’impose :
– Soit la récente remontée des taux longs se poursuit, probablement lentement, et l’inflation et la croissance redémarrent à terme et entraîneront une hausse des taux. Au regard des mécanismes décrits plus haut, cela signifiera une dégradation des valeurs d’actifs par rapport aux valorisations actuelles. En ce cas, les risques extra-financiers pèseront de façon de plus en plus significative puisqu’au-delà de la révolution digitale, les enjeux climatiques, environnementaux et sociaux sont les plus à même de rebattre les cartes des dynamiques opérationnelles côté entreprise, et de l’appréciation du couple rendement-risque côté investisseurs. Dans ce cas, la maîtrise de ces risques extra-financiers sera l’un des seuls moyens permettant d’amoindrir l’impact de la remontée générale des taux d’intérêt sur la valeur des actifs en réduisant la volatilité des actifs gérés ou détenus.
– Soit nous continuons à arpenter le long tunnel des taux d’intérêt atones, et il sera de plus en plus compliqué de dégager des politiques d’investissement dégageant des rendements même minimaux au regard des risques en capital pris. S’ensuivra pour les assurances-vie par exemple une continuation de la diminution des quotes-parts de placements à capital garanti et de l’essoufflement des rendements. Prenons un exemple de l’impact des critères ESG sur les revenus dégagés : pour reprendre l’exemple de l’immeuble de bureaux pris plus haut, l’impact d’une augmentation significative de la valorisation carbone et donc des prix de l’énergie sur les revenus nets dégagés par un immeuble de bureaux (coût de l’énergie, attrait pour les locataires, …) sera moins important si celui-ci a fait l’objet d’une rénovation énergétique compatibles avec la trajectoire carbone des accords de Paris. Dans le cas contraire, baisse des valeurs de loyer et augmentation de la prime de risque entraîneront nécessairement une dégradation de la valeur de l’actif. Côte entreprises, la capacité de solidifier les modèles opérationnels sera clé.
Conclusion: Protéger la valeur et le potentiel des actifs en renforçant les critères ESG
En conclusion, le rééquilibrage des politiques d’allocation d’actifs vers des stratégies performantes économiquement, socialement, environnementalement, et compatibles avec la contribution à la réalisation des Objectifs de Développement Durable est un impératif pour protéger la valeur des actifs et trouver de nouvelles sources de relais de rendement.
Après 20 ans d'expérience dans l'investissement et l'asset management, notamment immobilier, Raphaël Hara travaille sur les liens entre finance et durabilité, notamment au travers du développement et de la mise en œuvre de projets d'impact investing.
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