La mesure d’impact, un enjeu sociétal et politique

La mesure de l’impact est un sujet complexe et d’une importance croissante, dépassant le cadre du marché en plein essor de l’Impact Investment et des « Social business » pour s’étendre à une part croissante de l’économie. Elle est d’une importance de premier ordre, car si des standards internationaux réellement harmonisés se développent, des voies inexplorées s’ouvriront pour inventer de nouveaux instruments de politiques publiques permettant d’orienter avec efficacité les efforts des entreprises et les ressources privées vers des sujets d’intérêt général.

La question de la mesure de l’impact social et environnemental, c’est-à-dire des contributions positives ou négatives apportées par un projet, une entreprise ou une organisation aux enjeux sociétaux, est aujourd’hui plus que jamais sur le devant de la scène.

Si cette question n’est en aucun cas nouvelle, traitée depuis des décennies par les organisations caritatives notamment, elle a pris un nouveau tour au fur et à mesure de la montée en puissance d’acteurs économiques privés – entreprises et investisseurs – sur ce sujet.

Gageons que sur ces bases, la question de la mesure et de la valorisation de l’impact pourra représenter demain un appui majeur pour inventer de nouveaux modèles et instruments de politique publique, pour flécher les ressources privées vers des projets et entreprises servant l’intérêt général. La question de notre interdépendance et des responsabilités collectives et individuelles en découlant est au regard de la crise du Covid-19 encore plus criante, fondamentale. La santé, la sécurité alimentaire ne peuvent en aucun cas se lire à l’aune d’indicateurs purement financiers par exemple, fussent-ils pertinents. Il est dès lors plus que jamais essentiel d’être en mesure d’orienter vers le traitement et la résolution des problèmes rencontrés par la collectivité les ressources privées et les liquidités, abondantes comme jamais fin 2019 et demeurées à des niveaux élevés en dépit du dévissage des marchés actions de mars 2020, lié à la crise du Coronavirus.

Un sujet qui prend de l’ampleur

Les projets et initiatives visant par nature une performance économique couplée à un impact environnemental et social positif sont en effet de plus en plus nombreux et d’une surface de plus en plus significative, comme le rappelait notre rapport « Towards 2030 » :

  • Les fonds d’investissement d’impact se multiplient et le marché de l’Impact Investment est ainsi appelé à passer d’en-cours de 100 milliards de Dollars en 2016 à 12.000 milliards en 2030.
  • Après leur invention au Royaume-Uni (comme historiquement nombre d’innovations financières) il y a une dizaine d’années, les Social Impact Bonds se sont vus adjoindre les Development Impact Bonds et les Environmental Impact Bonds, représentatifs d’un schéma tripartite entre un porteur de projet, des investisseurs, et des autorités publiques ou des fondations venant rémunérer la réussite sociale ou environnementale d’un projet, voire rembourser les fonds investis en cas de succès. Si ces projets ont au cours de la dernière décennie été limités en montants au regard de la complexité de mise en œuvre de ces dispositifs encore mal connus, deux fonds d’investissement d’une taille d’un milliard de dollars chacun ont par exemple été annoncés par Ronald Cohen.
  • Blended Finance : notamment utilisée pour mettre en œuvre les Objectifs de Développement Durable dans les pays en développement, ces instruments de « finance catalytique » ont représenté à ce jour environ 150 milliards de dollars

Ces démarches partagent la nécessité d’une évaluation des contributions positives et négatives qu’elles portent et représentent pour la société, le plus souvent avec l’aide d’organismes tiers en certifiant la cohérence : en un mot la mesure d’impact.

Une généralisation en cours

Cette question dépasse d’ailleurs aujourd’hui le milieu encore restreint quoiqu’en pleine expansion des Entreprises Sociales et Solidaires et des investisseurs dits « à impact » : tout comme la performance extra-financière remodèle la lecture du couple rendement-risque côté investisseurs, le passage d’une appréciation des performances sociales et environnementales pour en contrôler les risques à la considération de la contribution positive que peuvent apporter les entreprises au cœur même de leurs activités est en train de prendre une ampleur sans précédent.

Citons à titre d’exemple le classement des entreprises du CAC 40 récemment sorti en fonction de leur impact au regard de problèmes sociaux, environnementaux et sociétaux – et de leur contribution à la réalisation des Objectifs de Développement Durable par exemple. Ce classement est représentatif d’un accent de plus en plus appuyé sur la contribution positive que doivent viser à apporter les entreprises, dépassant la maîtrise et de l’atténuation des déséquilibres que leurs activités peuvent générer. Il s’agit désormais d’un élément essentiel d’appréciation du potentiel de création de valeur que porte une entreprise, qui vient compléter la lecture des risques ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) des activités.

La nécessaire harmonisation des référentiels

Or si la mesure d’impact environnemental et social représente un enjeu sociétal majeur, ce n’est pas seulement pour appuyer, crédibiliser et accompagner le développement des secteurs évoqués ci-dessus (qui ont déjà un effet éminemment positif – effet qui a vocation à s’amplifier au long de leur montée en puissance sur nombre de sujets et problématiques : inégalités sociales, diversité et égalité de genre, biodiversité, etc.).

En effet, la mesure d’impact a vocation à l’avenir à être également une source de développement de nouveaux instruments de politiques publiques : par des mécanismes incitatifs, permettant à moindres frais pour la collectivité d’orienter les ressources privées vers des dispositifs performants – sous réserve naturellement de démontrer que cette mesure est suffisamment robuste pour être cadrée et intégrée dans des politiques de grande échelle.

Or dans ce domaine hautement personnalisable, où la donnée qualitative a souvent une importance prépondérante, la tentation est forte de développer pour chaque projet, pour chaque organisation, une matrice de compréhension propre. Mais ce dont nous avons besoin en la matière est avant tout de comparabilité, de référentiels internationaux : en un mot, d’une grille de lecture commune, comme peuvent l’être les normes IASB ou IFRS en comptabilité par exemple et comme le permettent les nouvelles technologies. La qualité des standards internationaux se dégageant est à ce titre tout à fait essentielle pour crédibiliser et permettre la comparabilité des projets, investissements ou entreprises à impact, comme le souligne l’OCDE : les méthodologies de l’Impact Management Project (IMP), la méthode IRIS+ du GIIN ou le SROI (Social Return on Investment) seront sans nul doute parmi les briques fondamentales de l’établissement de normes internationales de mesure d’impact.  

De nouvelles potentialités pour les politiques publiques

Une fois celles-ci stabilisées, une palette assez large de solutions pourra en effet être envisagée par les pouvoirs publics, au travers de leur politique fiscale ou de stratégies de fléchage des capitaux vers des investissements à impact positif comme le développement de la formation au long de la vie ou le financement de la transition énergétique par exemple, en utilisant par exemple les possibilités de déploiement représentées par les établissements de financement et de garantie para-publics comme BPI France :

  • Faculté d’immobilisation : nous assistions il y a quelques semaines à une intervention à l’OCDE d’une représentante du gouvernement français qui indiquait qu’il fallait appréhender certaines dépenses RSE comme des investissements. Logiquement il pourrait ainsi être laissé aux entreprises la faculté d’immobiliser certaines charges qualifiées pour ne pas amoindrir leur résultat annuel, ce qui permettrait accessoirement de reconnaître le capital immatériel résultant de l’adoption de pratiques vertueuses en matière de respect de l’intérêt commun
  • Mesures fiscales afin d’inciter les entreprises à mobiliser leurs ressources pour l’intérêt général – citons à titre d’exemple des dispositifs comme :
    • la modulation du taux d’impôt les sociétés ou l’assouplissement des règles de déductibilité des intérêts ou de report des déficits fiscaux en fonction de la surface des activités pouvant être qualifiée comme ‘à contribution positive’ et du niveau de cette contribution
    • le sur-amortissement, c’est-à-dire la possibilité d’amortir fiscalement une dépense d’immobilisation pour un montant supérieur à son montant comptable,
    • un « Crédit Impôt Impact » qui serait similaire au Crédit d’Impôt Recherche pourrait être mis en place
  • Reprise de certains des dispositifs placés sous la bannière de la Blended Finance, applicable dans tout pays pour favoriser une raisonnable réallocation des liquidités au regard du contexte monétaire :
    • Financement senior ou mezzanine des projets
    • Garantie partielle en montant ou en proportion (« derisk ») des initiatives,
    • Mise en place de rémunérations sur des programmes d’investissement pré-validés, en reprenant comme le mécanisme SIINC, fruit d’un partenariat entre la Swiss Agency for Development and Cooperation (SDC) et l’impact investor Roots of Impact et qui permet d’éclairer différemment l’équation rendement-risque en mobilisant des montants de ressources publiques raisonnables venant rétribuer la performance sociale et environnementale, et non financer les programmes dans leur ensemble.
       
  • Renforcement des cadres permettant la réplication des schémas type Impact bonds sur la base des premières analyses sur le dispositif des Contrats à Impact Social

Une mise en œuvre délicate

Naturellement, l’enfer est pavé de bonnes intentions – et d’ailleurs le diable se niche dans les détails ! Et il faudra bien évidemment prendre garde aux effets d’aubaine, aux questions d’indépendance des tiers certificateurs, ou aux éventuels risques de collusion que pourraient comporter des politiques publiques de valorisation des effets positifs portés par les activités économiques.

Naturellement, le processus d’établissement des mécanismes, seuils et niveaux des politiques d’incitation sera forcément complexe, soumis à remis en cause, et devra être d’une transparence exemplaire.

Naturellement, il serait malvenu de considérer que les politiques publiques devraient suivre obligatoirement ces principes à terme : en aucun cas, la possibilité de mesure et de valorisation de l’impact ne devront phagocyter les politiques favorisant le lien social, l’équité ou le respect de l’environnement n’ayant pas toutes vocations à être « mesurées ». Mais dans cette décennie où il nous faut accélérer les changements de modèle et de paradigme, il faut mobiliser les ressources privées, en faveur de programmes dont l’impact positif peut être suivi et mesuré, sinon démontré. Les pistes ci-dessus en sont une illustration, et s’appuient largement sur la qualité et la crédibilité desdites mesures d’impact.
C’est en ce sens que cette question représente un enjeu sociétal et politique majeur, une source d’inspiration pour les politiques publiques, condition probablement nécessaire mais non suffisante pour organiser le nécessaire rééquilibrage des fruits des activités économiques et la mise en œuvre d’une transition écologique vers une économie décarbonée, et pour se diriger vers un modèle de développement plus harmonieux et plus équilibré.

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Après 20 ans d'expérience dans l'investissement et l'asset management, notamment immobilier, Raphaël Hara travaille sur les liens entre finance et durabilité, notamment au travers du développement et de la mise en œuvre de projets d'impact investing.

Un commentaire sur “La mesure d’impact, un enjeu sociétal et politique

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