La bonne gestion des droits humains est en passe de devenir une condition préalable à la conduite des opérations de toute organisation. Dans le même temps, la prise en compte des enjeux ESG, de développement durable et d’impact se généralise dans le monde entier.
En réponse à la démultiplication des initiatives règlementaires à l’international, Ksapa a organisé un wébinaire sur la remédiation des risques des organisations en matière de droits humains. Animé par Julie Muraco, du bureau de Ksapa à New York, le débat a rassemblé Karin Ryan, conseillère politique principale sur les droits humains et représentante spéciale pour les femmes et les filles (Carter Center), Vincent Siegerink, économiste et analyste politique au Centre pour le bien-être, l’inclusion, la soutenabilité et l’égalité des chances (Organisation de coopération et de développement économiques) et notre Président et expert en droits humains – Farid Baddache.
La richesse de cet échange a souligné la pertinence toute particulière de ces enjeux à la lumière de la récente directive européenne sur la diligence raisonnable des entreprises en matière de développement durable.
Genèse des droits humains
Repères historiques
La Charte internationale des droits de l’Homme soutient comme principe fondamental que toute personne – indépendamment de sa nationalité, son genre, sa race, sa religion ou tout autre statut – a le droit d’être traitée avec dignité. Ces droits et libertés fondamentales ont d’ailleurs été inscrits dans le droit international dans le but, précisément, de les protéger et les promouvoir.
La déclaration universelle des droits de l’Homme a de fait été publiée en 1948, en réponse directe aux crimes de la Seconde Guerre mondiale. La Déclaration universelle est codifiée dans le droit international par deux textes clefs – à savoir le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels.
Cette double formalisation est le reflet d’une bataille idéologique d’alors, sur la définition même des droits humains. Les activistes ont depuis souligné la nécessité d’aborder les considérations portées dans ces deux pactes non pas comme des enjeux distincts mais bien comme des questions interdépendantes, qui se renforcent mutuellement.
Droits humains et économie moderne
L’ex-président des États-Unis, Jimmy Carter, estimait en effet qu’il fallait faire respecter ces différents droits de concert, afin de limiter les disparités que pourrait générer un capitalisme dit extrême. Ce dernier concept s’entend comme une forme du capitalisme qui exacerbe considérablement les inégalités et, par conséquent, les désordres sociaux.
De telles disparités étaient en effet considérées comme une violation potentielle des droits fondamentaux des personnes, tels que le droit au logement, à l’assainissement et à l’eau et à un salaire équitable – pour n’en citer que quelques-uns. Il estimait qu’il s’agissait de droits fondamentaux et qu’ils n’étaient pas simplement un sous-produit d’une économie saine. Il a signé les deux traités pendant son séjour à la Maison Blanche.
Le modèle économique néolibéral s’est imposé dans les années 1980 et a fait prévaloir l’idée que la croissance économique et l’augmentation du PIB permettraient à davantage de personnes de sortir de la pauvreté et d’intégrer l’économie. À l’inverse, des pays européens comme le Portugal et l’Espagne résistaient aux mesures d’austérité du Fonds monétaire international et se concentraient sur l’investissement dans le secteur social.
Intégration des droits humains dans les organisations internationales
Dans la société contemporaine, les droits humains ne sont pas seulement une préoccupation des États, ils sont également clefs dans le secteur privé.
Aborder la question des droits humains en entreprise
Les entreprises ont, directement ou indirectement, des impacts positifs et négatifs direct sur leurs parties prenantes et le respect leurs droits fondamentaux. On se réfère ici à leurs employés, fournisseurs et travailleurs contractuels mais aussi de leurs clients et des communautés vivant autour de leurs opérations.
Dans cette optique, l’Organisation Internationale du Travail a formalisé un corpus fondamental de 8 conventions sur les droits humains, qui servent de points de référence aux entreprises pour identifier leurs priorités spécifiques en matière de droits humains – y compris l’impact opérationnel. C’est ainsi qu’une entreprise pourra définir les modalités de sa remédiation, ou du moins de mitigation, des risques correspondants.
Il est donc essentiel que les décideurs du secteur privé prennent la pleine mesure de ce que l’atténuation des risques liés aux droits humains dans leur organisation n’est pas une question de charité ou d’humanitarisme. L’objectif n’est effectivement pas d’aboutir à une solution de fortune, mais bien de s’atteler aux causes profondes de possibles violations des libertés fondamentales.
2 questions clefs pour aborder les droits humains en entreprise
Karin Ryan, du Carter Center, a d’ailleurs souligné l’importance pour les entreprises d’encadrer leurs activités à travers le prisme des droits humains, y compris dans leur façon même d’appréhender leurs programmes à impact positif. S’agissant pour exemple de la question des écarts de salaires : l’organisation respecte-t-elle le droit fondamental à un salaire de subsistance ? Dans le même esprit, les données sur les taux de mortalité maternelle soulignent l’inégalité d’accès à des soins de santé de qualité – dans les pays de l’OCDE comme ailleurs Il ne s’agit donc pas d’une simple question de justice sociale, mais d’un droit fondamental.
Les entreprises et les investisseurs doivent donc s’atteler de manière robuste et pertinente à des enjeux structurels. Une première étape consiste donc à se préparer à des conversations difficiles car extrêmement sensibles. Le Centre Carter, par exemple, s’est positionné en chef de file en matière de lutte contre le racisme institutionnel ou sur la question du rôle de l’Eglise dans l’esclavage. Ses équipes sont mobilisées auprès des gouvernements et du secteur privé, qu’elles aident à identifier les mesures de remédiation pertinentes en matière de droits humains.
La deuxième étape implique de prioriser les industries dans lesquels une organisation données opère. Les secteurs où elle investit et qui impactent les détenteurs de droits dans leurs libertés fondamentales. Il ne s’agit en effet plus seulement pour les entreprises de garantir des rendements à leurs actionnaires mais bien d’adopter une vision plus large de leurs activités. Elles doivent pour cela approfondir leur compréhension de l’impact qu’elles ont sur un vaste ensemble de parties prenantes. Elles sont alors mieux placées pour se fixer des objectifs à long terme dans le cadre de leurs stratégies de gestion des risques et d’impact positif.
Conséquences de l’évolution rapide de la réglementation sur les sociétés
A considérer les engagements l’industrie minière qu’il a conseillé dans les années 1990, Farid Baddache a rappelé l’absence de cadre réglementaire formel pour inciter les entreprises à traiter la question des droits humains de manière globale. En effet, c’est finalement le boycott de nombreux investisseurs vis-à-vis de la politique d’Apartheid de l’Afrique du Sud qui a largement permis d’y mettre fin. Les sociétés minières ont alors dû changer leur approche et soutenir la réforme bien qu’il n’y ait pas de cadre réglementaire clair en la matière.
De l’importance des Principes Directeurs des Nations unies
Les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme ont depuis été approuvés par le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU. Ce cadre définit clairement les devoirs des États et les responsabilités des entreprises pour garantir que les entreprises opèrent dans le respect des Droits de l’Homme. Avec la pression croissante de la société civile, les entreprises doivent non seulement démontrer non seulement qu’elles comprennent mieux les risques liés aux droits humains de leurs chaînes de valeur, mais aussi qu’elles y remédient… et de manière proactive.
Une troisième considération clé consiste à développer un reporting public sur leurs risques stratégies de remédiation de leurs risques prioritaires en matière de droits humains. Et ce vis-à-vis des principaux détenteurs de droits concernés… à savoir leurs employés, contractants, et fournisseurs, tout comme les usagers et les communautés environnantes.
L’impact des nouvelles directives européennes en matière de droits humains
Jusqu’à récemment, les diligences raisonnables en matière de droits humains étaient largement pilotées par les grandes entreprises et leurs dirigeants. Le tout sous la pression des organisations de la société civile. La taxonomie verte de l’Union Européenne change radicalement la donne.
De nouveaux cadres réglementaires européens dont la Directive sur le reporting en finance durable (2019) et la Taxonomie verte (2021), incitent en effet les entreprises à démontrer leur capacité à comprendre les risques liés aux droits humains et la manière dont elles prévoient de les atténuer pour attirer les investisseurs. Ces mesures sont complétées par la Directive sur les rapports de développement durable (2021), qui impose aux entreprises de plus de 250 salariés de rendre compte d’un certain nombre d’indicateurs extra-financiers à partir de l’exercice 2023. Enfin, la directive sur la diligence raisonnable en matière de développement durable (2022) des entreprises vise à rendre la diligence raisonnable en matière de droits humains obligatoire sur l’ensemble de la chaîne de valeur. Une obligation légale qui devra également être transposée à l’échelon national.
En parallèle de ces règlementations, certaines entreprises ont – volontairement – tablé sur le concept de justice sociale et environnementale pour apporter la preuve de leur impact positif. Ce type de démarches pourrait constituer un changement de paradigme par rapport à des démarches d’entreprises traditionnellement peu enclines à prendre des risques. Les entreprises ont de longue date favorisé la réduction de leurs impacts négatifs et donc de leurs risques. En mettant en œuvre de nouvelles approches plus constructives, elles pourront être amenée à maximiser leurs impacts positifs, dan le cadre d’un dialogue plus poussé et donc plus efficace avec leurs parties prenantes.
Mesurer l’impact des entreprises
Si les gouvernements comme les entreprises semblent désormais avoir acté l’importance de gérer les risques vis-à-vis des droits humains sur l’ensemble de leur chaîne de valeur, cette démarche apparait toujours coûteuse d’un point de vue strictement commercial.
Dans cette optique, le Centre WISE de l’OCDE travaille au développement de nouvelles sources de données et approches pratiques pour permettre aux entreprises de mieux comprendre l’impact de leurs politiques et plans actions sur les personnes. Le but est ainsi de contribuer à améliorer le bien-être des personnes et réduire les inégalités.
L’équipe du Centre Wise compile d’ailleurs des données pour clarifier les arguments économiques propres à convaincre les entreprises d’intégrer d’emblée des droits humains dans leurs politiques. Elle examine par exemple le coûts de l’investissement dans les soins de santé pour les entreprises par rapport aux conséquences potentielles de systèmes de santé médiocres… dont l’absentéisme ou encore une faible productivité.
Les cadres d’action de l’OCDE
Bien que les différents acteurs poursuivent des objectifs contrastés, le centre WISE s’est également penché sur la mesure de l’impact extra-financier en entreprise.
Par exemple, son cadre ABC vise à rationaliser les outils, les approches et les normes applicables. Ainsi, A correspond au fait d’ »Agir pour réduire les dommages », B à celui de proposer « des bénéfices aux parties prenantes » et C à « Contribuer au développement de solutions ». A ce titre, Vicent Siegerink a souligné la richesse des outils, ressources et normes à la disposition des entreprises et des investisseurs pour mieux appréhender leur performance sociale et comment l’améliorer pour réduire leurs risques. Il est cependant essentiel que le secteur privé tout entier progresse de manière beaucoup plus audacieuse, particulièrement s’agissant de la seconde composante qui concernent les mesures bénéfiques à destination de leurs parties prenantes.
L’OCDE a enfin créé un cadre de réflexion sur le bien-être. Cet outil multidimensionnel entend aider les gouvernements à mieux comprendre leurs données et répondre aux préoccupations de leurs citoyens. Le centre WISE étudie désormais l’utilité de ce cadre de réflexion pour les entreprises, en priorisant les 4 principales catégories d’impact social suivantes :
- Ressources investies
- Bien-être des employés
- Impact des produits
- Bien-être des parties prenantes à travers la chaîne d’approvisionnement
Conclusion : La voie à suivre
Les inégalités croissantes menacent de plus en plus directement la valorisation même des entreprises. En effet, les entreprises privilégient les opérations dans des environnements prévisibles. Les tensions géopolitiques et sociétales résultant des inégalités contreviennent donc à leur besoin de prévisibilité et de certitude. De même, investir dans le respect des droits humains en misant sur un meilleur niveau de vie généralisé accroit leur productivité, leurs performances en matière de santé et sécurité au travail ainsi que la fidélité des employés et l’augmentation du pouvoir d’achat des consommateurs… pour ne citer que quelques exemples.
Investir dans le respect des droits humains et, plus largement, dans le capital humain, s’impose comme une source d’avantage concurrentiel et d’attractivité pour les entreprises. Auprès de leurs employés comme leurs investisseurs et de la société civile. Pour y parvenir, il est essentiel que la direction de l’entreprise engage une démarche de conduite du changement résolue, qui soit axée sur des mesures de bien-être, entre autres paramètres de performance sociale.
Ksapa est à ce titre une plateforme stratégique de premier plan. Notre réseau de 300+ praticiens à travers le monde travaille avec les entreprises et les investisseurs pour concevoir des stratégies, plans d’action et initiatives collaboratives sur le terrain. Ensemble, nos équipes développent ainsi des solutions de remédiation des risques pour les droits humains robustes, ambitieuses et surtout, à grande échelle. Contactez-nous pour examiner comment votre organisation pourrait répondre – et même anticiper – des pressions et réglementations socio-environnementales croissantes. En somme, développer un impact avéré, tout au long de votre chaîne de valeur.
Paavani travaille chez Ksapa en tant qu'analyste du développement durable et coordinatrice de la communication. Elle assure le suivi du plan de communication, développe du contenu et participe activement à divers projets de conseil.
Etudiante à Sciences Po Paris, elle s’intéresse particulièrement à la RSE, le développement durable et l'innovation sociale. Passionnée par le développement durable et la croissance inclusive, elle a précédemment travaillé avec un cabinet de conseil pour les entreprises sociales et le think-tank du gouvernement indian, NITI Aayog.
Avec un vif intérêt pour les entreprises responsables, en particulier dans le contexte des marchés émergents, Paavani aspire à travailler pour aider à construire des modèles d'entreprise plus résilients et inclusifs et à faire progresser les pratiques de gestion responsables.
Elle parle couramment l'anglais et le télougou.