Depuis des dizaines d’années, des mesures de contrôle des importations sont appliquées à toute une série de marchandises. Les autorités américaines ont adopté la loi sur la prévention du travail forcé des Ouïghours (UFPLA, HR 6256), et les autorités européennes encore en octobre 2023, par le biais de la directive sur le travail forcé, visant à interdire à toutes les entreprises d’importer des marchandises entachées de travail forcé, notamment en provenance de la région des Ouïghours. Si l’on regarde les chiffres, l’UFLPA a déjà eu un impact. À ce jour, les douanes américaines ont refusé l’entrée de 2 325 cargaisons représentant une valeur de 1,8 milliard de dollars, au motif qu’il n’y avait pas de preuve claire et convaincante que les biens, les marchandises, les articles et les produits n’avaient pas été produits en recourant au travail forcé. Malgré cette avancée apparente, notre expérience et nos recherches suscitent le scepticisme quant à l’impact de ces initiatives réglementaires, et ce pour plusieurs raisons :
- L es leçons des expériences passées. Tirant les leçons de la loi américaine Dodd-Frank, section 1502, « minerais de conflit » (2011), les mesures de contrôle des importations dérivées de la traçabilité et des risques liés à l’approvisionnement en minerais de la République démocratique du Congo ont généré deux implications prévisibles.
- Il n’y a pas de preuve évidente de l’atténuation réelle des risques pour les droits humains dans le Nord-Kivu générés par les groupes armés.
- Le développement de plusieurs systèmes de contournement de la conformité dans la région et dans le cadre du commerce international des minéraux. En discutant avec différentes parties prenantes en Chine et zone ASEAN par exemple, on constate que différents acteurs sont tentés par appliquer des tactiques similaires de contournement.
- D’autres marchés deviennent des zones de “dumping”. En-dehors des États-Unis et éventuellement de l’Union européenne, aucun autre pays n’a adopté une législation concernant les importations de main-d’œuvre forcée d’une telle mesure. Dans la pratique, tous les produits jugés inadaptés aux réglementations douanières américaines peuvent être vendus n’importe où ailleurs, ce qui accroît le risque de voir d’autres marchés se transformer en terrains de dumping. À ce jour, les cadres réglementaires encourageant la diligence raisonnable en matière de droits humains et ayant une incidence sur les activités liées aux panneaux solaires sont trop vastes pour permettre une gestion normative des questions connexes. Cela génère une insécurité juridique pour les entreprises et les acheteurs. Plusieurs lacunes peuvent suffire à assurer la conformité du point de vue de l’importation en l’absence totale de conformité avec les réglementations relatives au travail forcé mises en œuvre par les mêmes juridictions. Par exemple, aux États-Unis et dans l’Union européenne, les plaquettes produites hors de Chine avec du polysilicium provenant de Chine ne sont pas considérées comme des plaquettes produites en Chine. Cela peut donner lieu à des schémas de contournement. Cela peut aider les entreprises à poursuivre leurs activités. En fin de compte, cela génère une insécurité juridique pour les investisseurs et les entreprises.
- Les entreprises changent de comportement mais ne s’attaquent pas au travail forcé en tant que tel. Dans le meilleur des cas, il apparaît que les entreprises diversifient leurs chaînes d’approvisionnement en évitant de s’approvisionner en matériaux provenant de certaines régions, à savoir la région ouïghour, et contournent ainsi les interdictions d’importation en vigueur aux États-Unis et dans l’Union européenne. Les importateurs américains se tourneront vers des fournisseurs vietnamiens qui, à leur tour, s’approvisionnent dans la région du Xinjiang. Face à cette situation, les experts ont appelé à une réponse coordonnée entre les différents pays afin de boucler la boucle. Toutefois, peu d’éléments indiquent que les entreprises ont pris des mesures pour améliorer les normes de travail et réduire les cas de travail forcé parmi les travailleurs, si tant est que des mesures correctives aient été prises en faveur des personnes déjà touchées, par exemple le remboursement des salaires impayés.
- Les interdictions d’importation peuvent aggraver la situation déjà désastreuse des travailleurs soumis au travail forcé. Réduire les opérations ou même se désengager complètement des entreprises qui soumettent les travailleurs au travail forcé, soit en augmentant le travail forcé, soit en éliminant toute forme de contrôle ou de responsabilité de la part d’une entité étrangère, soit en perdant des emplois en raison de la baisse des revenus de l’entreprise.
Conclusion
Comme nous l’avons démontré, l’imposition d’interdictions d’importer des produits issus du travail forcé risque d’être inefficace si elle n’est pas mise en œuvre en coordination avec d’autres instruments réglementaires, tels que l’obligation de diligence raisonnable en matière de droits humains. Cet effort combiné permettra aux pays d’exercer une pression et d’utiliser un effet de levier sur d’autres marchés pour faire progresser leurs normes de travail, tout en poussant les entreprises à s’engager à un niveau granulaire avec leurs fournisseurs pour remédier aux impacts sur les communautés affectées.
Krystel Bassil
Krystel est consultante senior, contribuant aux missions de conseil et de participation de débat public de Ksapa. Elle agit principalement sur les sujets de droits humains et plus généralement sur la durabilité. Elle est également juriste senior au sein du département « Human Rights & Business » du Syrian Legal Development Programme (SLDP). Auparavant, Krystel a travaillé comme consultante en Business and Human Rights, conseillant des experts de premier plan sur un large éventail de projets dans le secteur privé, les organisations internationales et les institutions universitaires. Elle a été admise au barreau de Beyrouth et a travaillé comme avocate dans le domaine de l'arbitrage international et des droits humains. Krystel est titulaire d'un LL.M. de la SOAS, School of Oriental and African Studies, Université de Londres, d'un diplôme de droit public de l'Université Saint-Esprit de Kaslik, Liban, et d'un diplôme de sciences politiques de l'Université Saint-Joseph de Beyrouth. Elle parle couramment le français, l'anglais et l'arabe.