Utiliser les technologies pour améliorer les conditions de travail dans les chaînes d’approvisionnement. Oui, mais comment?

Travail forcé, travail des enfants, heures supplémentaires, harcèlement sexuel et tant d’autres violations des droits humains sont identifiés chaque jour à travers les activités globales et complexes des chaînes d’approvisionnement. Après des décennies d’efforts visant à définir des activités de chaîne d’approvisionnement plus responsables, nous sommes maintenant arrivés à un tournant. Les transformations numériques peuvent apporter des réponses disruptives pour traiter et atténuer les violations des droits humains à une échelle et un impact très différents. Voici un point d’analyse.

Les 4 points durs non traités par les approches traditionnelles de contrôle des chaînes d’approvisionnement

Les programmes de chaîne d’approvisionnement des grandes entreprises font face à différents défis majeurs. Dans un contexte de profondes transformations numériques des interactions avec les clients, façonnant des pratiques d’approvisionnement plus automatisées, il est d’abord et avant tout juste de dire que les Directeurs des Achats (CPO) sont dans une situation difficile :

  • Les processus d’approvisionnement sont souvent pris au milieu de processus complexes qui relient les interactions des clients aux activités d’approvisionnement. Les CPO ont souvent une marge de manœuvre limitée pour s’adapter, malgré la complexité de leur tâche
  • Les catégories et les matières premières sous leur gestion sont très diverses, et présentent des profils commerciaux ainsi que des profils de risques environnementaux et sociaux pouvant être très différents. Acheter de l’énergie et de l’eau, de l’informatique et des télécommunications ou de la logistique et du fret sont des prestations offrant des profils de risques financiers et extrafinanciers très différents

Du point de vue des conditions de travail, quelles que soient les catégories ou les produits en jeu, les domaines suivants sont généralement insuffisamment gérés, ce qui, dans l’ensemble, conduit à une réduction insuffisante des risques liés aux activités d’approvisionnement dans l’ensemble des chaînes logistiques.

  • Évaluation des risques. Les entreprises consacrent des ressources aux audits sociaux de fournisseurs généralement de rang 1, afin d’identifier et de corriger les cas de conditions de travail non conformes aux standards qu’elles se fixent. C’est un bon début, mais cela reste généralement insuffisant. Déjà, si le rang 1 est un intermédiaire, il est fort possible que les problèmes se situent au-delà. Ensuite, si les acheteurs ont besoin d’informations sur les conditions de travail qui soient plus précises, plus granulaires et plus échelonnées pour traiter la racine des problèmes, l’audit social seul s’avère utile mais insuffisant à cet effet. Par exemple, l’approche par genre permet d’affiner les profils de risques pour des populations ouvrières masculines ou féminines
  • Transparence. Les entités au sein d’une chaîne d’approvisionnement ne connaissent souvent pas l’identité des uns et des autres au-delà de leurs relations immédiates. Il est peu probable qu’un petit agriculteur sache ce qu’il adviendra de sa récolte de beurre de karité une fois qu’elle aura quitté sa ferme ou sa coopérative. Ainsi, des acheteurs peuvent mettre en place des codes et des principes éthiques à destination de leurs chaînes d’approvisionnement. Il est très peu probable que la dissémination de ces documents et de leur compréhension se diffuse au niveau des segments d’acteurs les plus vulnérables, qui en ont parfois justement le plus besoin
  • Mécanisme de règlement des griefs. Les travailleurs de toutes les chaînes d’approvisionnement peuvent ne pas connaître pleinement leurs droits et ce qui pourrait être considéré comme un cas de conditions de travail non conformes aux normes et aux engagements pris par l’employeur ou l’acheteur. En général, ils ne savent pas comment rapporter et signaler les problèmes et ne se sentent pas en sécurité pour partager des informations sensibles
  • Formation et transfert de compétences. Les travailleurs peuvent avoir des pratiques qui augmentent les risques en matière de sécurité ou exécuter des travaux dont la productivité est insuffisante, ce qui explique certains problèmes liés aux heures supplémentaires ou aux salaires (ex., les travailleurs payés à la tâche). L’accès à la formation technique est très souvent nécessaire et fait défaut pour améliorer les pratiques et les conditions de travail. On reste donc dans du constat, audit social après audit social sur des questions d’heures supplémentaires et de salaire décent sans apporter de solutions de productivité via la formation technique par exemple, permettant de traiter les racines des problèmes et non conformités constatées

Aucun de ces problèmes et de ces points critiques n’est nouveau pour quiconque travaille sur des programmes de chaîne d’approvisionnement responsable. Les transformations numériques et les technologies émergentes offrent une occasion prometteuse de modifier l’impact des programmes et des investissements réalisés sur les conditions de travail et sur la diminution des violations des droits humains.

Les éléments contextuels rendant les technologies numériques prometteuses

Soyons clairs : la technologie coûte cher. L’adoption par les opérationnels peut être difficile. De mauvaises données peuvent rendre le déploiement de la technologie vraiment inutile. La fragmentation des chaînes d’approvisionnement d’un pays à l’autre et la diversité des parties prenantes peuvent rendre très difficiles le déploiement dans les écosystèmes pertinents de contributeurs. Pour faire simple, les technologies ne sont pas la solution à tous les problèmes. Le choix et le déploiement de technologies doit être lourdement pesé avant tout investissement.

Cela dit, il y a de bonnes raisons d’explorer avec intérêt ce que les technologies numériques peuvent apporter pour permettre aux démarches de traçabilité et d’amélioration de performance environnementale et sociale de chaînes d’approvisionnement de faire un réel saut qualitatif comme le secteur n’en a pas connu depuis 15 ans. Il y a des raisons d’être optimiste quant à la manière dont les technologies peuvent réellement améliorer les conditions de travail dans l’ensemble des chaînes d’approvisionnement.

  • L’accès aux smartphones et à la couverture haut débit se généralise. Une enquête de la GSMA, The Mobile Economy : Sub-Saharan Africa 2018 montre que l’Afrique sub-saharienne a connu une croissance régulière de l’accès aux services Internet par téléphone mobile. 44% de la population africaine disposait d’un smartphone en 2017. 52 % utiliseront un smartphone en 2025. On estime que 66 % de la population mondiale utilise déjà un smartphone aujourd’hui. D’ici 2030, nous pouvons clairement anticiper une croissance nette et l’adoption massive des smartphones à travers le monde, en particulier parmi les travailleurs les plus pauvres et les moins instruits, malgré de sérieux défis, principalement liés à la capacité d’acquérir ces équipements.
  • L’accès aux technologies est globalement attrayante – notamment pour nourrir l’attractivité de certains métiers pénibles auprès de la jeunesse. La jeunesse veut fuir les zones rurales et ne s’intéresse pas à de nombreuses activités agricoles et artisanales. Il y a souvent un écart entre les jeunes travailleurs (p. ex., les travailleurs de moins de 40 ans) et les travailleurs plus âgés. La technologie est une manière de redonner de l’attractivité pour différents métiers: applications sur smartphone, objets connectés par exemple. Là encore, si l’on considère la situation dans son ensemble et la trajectoire à suivre d’ici 2030, la plupart des travailleurs s’habitueront aux technologies et trouveront plus attrayant de rester dans les activités agricoles et les emplois manuels si les technologies font partie du travail quotidien.
  • L’accès aux technologies peut améliorer la vie des utilisateurs. Les travailleurs vont utiliser les technologies parce qu’elles peuvent faciliter leur travail. Par exemple, sur différentes activités agricoles, les données et les drones permettent d’optimiser le suivi et l’entretien quotidien des cultures, économisant des heures de marche dans les grandes plantations. La technologie peut aussi aider à augmenter les revenus. Les petits agriculteurs utilisent les téléphones portables depuis des années pour surveiller les cours quotidiens et accélérer les activités de paiement. Au-delà, les technologies offrent de nouveaux moyens d’accéder à des applications pour apprendre, obtenir des conseils et, fondamentalement, augmenter de la productivité, des activités plus raisonnées et de meilleurs revenus par le travail.

Surveillance, confidentialité, coût supplémentaire pour l’achat (et la maintenance) d’équipements et d’énergie pour les personnes à faibles revenus… sont bien sûr de multiples contraintes à prendre également en compte. Mais les technologies bénéficient dans l’ensemble d’un environnement propice à leur large adoption par les travailleurs et les agriculteurs. Les technologies sont donc un bon moyen d’améliorer les conditions de travail sur le terrain.

Exemples permettant d’accroître l’impact des programmes de chaînes d’approvisionnement responsables en matière de conditions de travail grâce aux technologies digitales

Voici une série d’exemples et d’initiatives intéressantes.

Évaluation des risques à l’aide du Big Data et de l’intelligence artificielle

Dans un premier temps, les acheteurs doivent se concentrer sur les catégories d’achats les plus sensibles, où les solutions classiques en place ne se sont jamais révélées satisfaisantes.

  • Par exemple, dans l’industrie alimentaire, la question de la sécurité sanitaire et de la traçabilité a des implications commerciales sensibles. Les chaînes sont complexes tant en volume qu’en nombre de transactions. Jusqu’à présent, les solutions rentables se concentrent principalement sur des approches par échantillonnage. Par principe, ces solutions n’offrent pas le niveau de confiance nécessaire pour gérer sérieusement les risques commerciaux en jeu puisque l’échantillonnage ne couvre pas toutes les activités. Les technologies portées par les machines apprenantes et l’intelligence artificielle peuvent fournir une approche disruptive permettant de gérer la traçabilité fiable de volumes importants de marchandises sensibles en utilisant des capacités d’apprentissage par la machine pour améliorer l’échantillonnage en utilisant de l’analyse prédictive.
  • Dans un esprit similaire, les données d’audit social recueillies depuis 10, 15 voire 20 ans par différentes entreprises et coalitions peuvent être désormais exploitées avec des outils assistés par intelligence artificielle. Les tentatives sont déjà très encourageantes. Les programmes en cours explorent des façons de combiner les données des vérifications sociales antérieures et les données contextuelles afin de cibler les vérifications à venir en fonction des problèmes susceptibles d’être découverts. Il s’agit vraiment d’un changement pour mobiliser les ressources différemment. D’ici 2025, on ne conduira plus d’audits sociaux sur base de fournisseurs revus régulièrement, mais dans une approche plus proactive concentrée là où de réels risques auront de grandes chances d’être identifiés.

2. Blockchain et Transparence

Les acheteurs et les supply chains sont de plus en plus questionnées par les clients, consommateurs voire investisseurs quant à la traçabilité d’approvisionnements sensibles. Coton de Syrie, minéraux de RDC, soja participant ou non à la déforestation de l’Amazonie…

En réponse, le blockchain offre une approche technologique intéressante pour apporter une solution de traçabilité à faible coût gérant la grande complexité de chaînes ultra fragmentées à multiples niveaux. Pour explorer cette technologie, les acheteurs peuvent alors se focaliser sur une catégorie illustrative de complexité intermédiaire pour mieux comprendre comment déployer ces technologies et mieux comprendre leurs avantages, inconvénients, implications et bénéfices, avant d’en généraliser l’approche sur l’ensemble des catégories les plus sensibles et complexes à gérer.

  • Par exemple, l’industrie alimentaire a testé des solutions de Blockchain explorant des produits particuliers (œufs, volaille, bœuf, fromage…). La complexité de ces chaînes est intermédiaire, mais offre un terrain de jeu intéressant pour comprendre comment les transactions basées sur la Blockchain ont un impact sur les relations, les coûts et les processus de commande entre clients et fournisseurs. Ils offrent également un test intéressant pour explorer la collaboration inter-départements au sein des entreprises (par exemple : achats, facturation et unités de production).
  • Dans le secteur des parfums et des ingrédients, certaines initiatives explorent des moyens d’établir des liens plus directs entre petits exploitants agricoles et acheteurs via la Blockchain. Un moyen de renforcer la traçabilité et d’explorer des solutions pour réduire les intermédiaires et augmenter les revenus des petits exploitants agricoles. Les questions d’adoption et d’extensibilité restent cependant à résoudre.

Dans une logique de gestion d’éthique et de respect des droits humains, le niveau de traçabilité apporté par le blockchain peut offrir des garanties en matière de corruption, profil de risque sur des questions associées à du travail des enfants ou travail forcé par exemple.

Mécanismes de plaintes et utilisation de smartphones

Enfin, les entreprises et leurs acheteurs définissent et déploient des codes de conduite vis-à-vis de fournisseurs, précisant des attentes éthiques et sociales. Problème : atteindre les travailleurs dans les chaînes, les informer de leurs droits et leur permettre d’alerter sur les écarts. A cet effet, les acheteurs sont confrontés aux défis suivants :

  • Déploiement rentable des ressources. Les chaînes sont fragmentées et complexes. Elles peuvent rapidement impliquer des millions de parties prenantes. Heureusement, la plupart sinon la totalité de ces personnes dans les petites exploitations agricoles ou des bassins industriels, les plantations, les usines et les centres logistiques utilisent des téléphones mobiles, et la pénétration des smartphones et du haut débit se développe très rapidement dans le monde entier ainsi que dans de nombreuses zones rurales relativement reculées. Les téléphones mobiles sont sans aucun doute un excellent et puissant véhicule à utiliser pour connecter les chaînes, diffuser du contenu, disséminer des programmes…
  • L’utilisation de smartphones pour répondre à de courts questionnaires individuels est efficace pour collecter des sources de données évolutives et établir un profil de risque environnemental et social. Les travailleurs ou les agriculteurs peuvent également utiliser des technologies similaires pour signaler des problèmes spécifiques auxquels ils peuvent être confrontés et souvent liés à des violations des droits humains (par exemple : conditions de travail, travail des enfants, harcèlement…). Le fait d’accorder l’accès aux smartphones à des fins de règlement des griefs est également efficace pour encourager l’adoption de technologies novatrices comme la Blockchain : les utilisateurs savent qu’ils peuvent tester le système tout en ayant accès à une procédure de grief en cas de problème (fraude, paiement manqué, par ex.)

Formation professionnelle et réalité augmentée

Les technologies digitales permettent de modifier les méthodes d’apprentissage en profondeur. Voici quelques exemples.

  • Dans pratiquement toutes les filières d’approvisionnement en produits agricoles, les petits exploitants agricoles se plaignent toujours du manque d’accès à la formation professionnelle, ce qui affecte directement leur sécurité, leur productivité ainsi que leur niveau de revenu. De nombreuses parties prenantes ont travaillé sur de nombreux programmes de formation, mais il leur est globalement difficile de fournir des solutions rentables s’adressant à des millions de personnes à travers des chaînes fragmentées. Dans cet exemple, l’utilisation de smartphones pour donner accès au matériel de formation, y compris les technologies de RA (Réalité augmentée) et de RV (réalité virtuelle), peut avoir un impact considérable sur les pratiques quotidiennes sur le terrain.
  • Face à la formation à grande échelle des travailleurs ou des agriculteurs, la RA peut offrir des solutions puissantes pour montrer ce qu’il faut et ne faut pas faire et transférer les compétences en des termes très concrets. Ceci peut être combiné avec des outils d’apprentissage plus traditionnels tels que : vidéos, photos et diapositives.

Conclusion : Les technologies digitales peuvent offrir des solutions évolutives efficaces pour améliorer les conditions de travail dans l’ensemble des chaînes d’approvisionnement

Pour cette raison, en se concentrant sur les catégories sensibles et stratégiques d’approvisionnement, en prenant le temps d’apprendre des avantages, inconvénients, implications et défis, il y a désormais matière à apporter des solutions disruptives à des problèmes souvent identifiés dans des audits sociaux depuis plus de 10 voire 20 ans sans avoir réellement progressés. Le drame du Rana Plaza est toujours là pour rappeler combien les pratiques achats responsables doivent rester humbles quant à leur impact à réellement maîtriser les risques des chaînes d’approvisionnements mondialisées…

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Auteur de différents ouvrages sur les questions de RSE et développement durable. Expert international reconnu, Farid Baddache travail à l’intégration des questions de droits de l’Homme et de climat comme leviers de résilience et de compétitivité des entreprises. Restez connectés avec Farid Baddache sur Twitter @Fbaddache.

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