Comment assurer la responsabilité fiduciaire des conseils d’administration à l’ère des transformations climatiques, numériques et sociales ?

Les conseils d’administration ont une grande responsabilité fiduciaire. Ils doivent adapter leur expertise et leur mode de fonctionnement pour faire face aux profondes transformations climatiques, numériques et sociales en cours.

Il faut consacrer beaucoup de temps au travail demandé par un conseil d’administration, étant donnée la quantité d’information fournie à traiter, mais également les processus de décision mis en place dans les situations d’urgence, qui peuvent survenir pour toutes sortes de raison. Par ailleurs, les responsabilités qui pèsent sur les membres d’un Conseil d’Administration sont importantes et demandent de se projeter dans la définition et la mise en œuvre de la stratégie. A savoir :

  • Le plus évident est l’autorité exercée par le conseil sur le PDG. Le conseil d’administration peut notamment nommer, révoquer et définir le dispositif de rémunération du PDG. Le conseil approuve également le niveau des dividendes dont le versement est proposé à l’Assemblée Générale, le cas échéant
  • Une des principales responsabilités d’un conseil d’administration est également de protéger les actifs de la société et de s’assurer que les actionnaires reçoivent un retour sur investissement décent. C’est une obligation fiduciaire. Les intérêts des salariés peuvent primer sur ceux des actionnaires, en particulier dans les organisations à but non lucratif et / ou les sociétés à but non lucratif en vertu de réglementations spécifiques en Europe ou de statuts spécifiques (ex. : coopératives). Cela peut guider beaucoup de décisions stratégiques.
  • Une autre responsabilité secondaire quotidienne comprend la surveillance des activités qui définissent la mission et la vision de l’organisation, les politiques clés et leur application par les employés. Cet aspect est moins connu. Mais c’est pourtant un aspect qui peut prendre beaucoup de temps. C’est aussi une source importante de risques, des responsabilités importantes en découlant en l’absence d’application de politiques pertinentes sur toute sorte de sujets

Ainsi, voici différents champs d’activités sur lesquels les conseils d’administration doivent consacrer plus de temps et d’attention pour s’acquitter de leur obligation fiduciaire – et se protéger !

Transformation numérique et création de valeur

Les conseils d’administration travaillent souvent déjà à la transformation numérique de leur organisation. Ce domaine est globalement couvert et compris bien plus que les questions de climat et d’inclusion. Cela dit, la rapidité, l’ampleur et la profondeur des transformations en cours exigent une grande vigilance pour protéger les actifs, les employés et la valeur à long terme de la plupart des organisations. Voici deux aspects exigeant une vigilance accrue à mentionner par exemple :

RGPD

Le règlement général sur la protection des données entré en vigueur en mai 2018 peut coûter 20 millions d’euros ou 4% du chiffre d’affaires mondial et s’appliquer à toute organisation basée dans l’UE ou servant des clients basés dans l’UE…. Au cours de la dernière décennie, la plupart des organisations ont commencé à recueillir des données et à explorer des façons de copier les « GAFA » et de renforcer leurs pratiques de vente, de marketing et autres. Le RGPD est entré en application l’année dernière pour inciter à une plus grande responsabilité éthique dans la gestion des données. Dans la pratique, le comité d’audit, par exemple, doit nommer un délégué à la protection des données, examiner la manière dont les données sont collectées et valider les risques et le plan d’atténuation des risques afin d’assurer la conformité avec le RGPD. Cela peut souvent impliquer des partenaires tiers. La numérisation, l’automatisation et le développement de l’Internet des objets peuvent rendre l’évaluation des enjeux et leur implication en matière de responsabilité extrêmement complexe. Or, même en toute bonne foi, un Conseil d’administration ne peut pas plaider l’ignorance en cas de survenance d’un problème, qu’il soit règlementaire ou contentieux…

Cybersécurité

Les cyberattaques ont pour but d’accéder à des informations sensibles, de les modifier ou de les détruire, d’extorquer de l’argent à des clients ou à des décideurs, ou d’interrompre des opérations. La réduction effective des risques est complexe du fait notamment de la connexion qui existe entre les opérations, l’informatique et les services cloud ou tiers utilisés. Il existe de nombreux exemples de cyberattaques ayant mis en péril différentes organisations, voire en entraînant la faillite.

En réponse, les conseils d’administration doivent inclure la cybersécurité dans leurs discussions régulières afin de surveiller les cyber-risques et d’évaluer l’efficacité des plans d’atténuation desdits risques. Nous avons participé à des sessions permettant de s’appuyer sur des exemples concrets survenus pour comprendre comment les systèmes en place avaient fonctionné, quels correctifs pouvaient être apportés pour renforcer leur robustesse fort de ces retours d’expérience. Multiplier les perspectives techniques et fonctionnelles est indispensable pour mener des échanges riches et comprendre les différentes implications opérationnelles et réglementaires portées par des cyber-risques.

Résilience des actifs aux changements climatiques

Beaucoup de sociétés ont identifié le problème sans pouvoir le traiter. Le changement climatique est sans aucun doute la principale variable macro-économique façonnant le futur environnement de marché, aujourd’hui en profonde mutation. Toute entreprise ou organisation est concernée. Nous devons tout simplement réduire de moitié les émissions de gaz à effet de serre avant 2030 – et certains segments industriels doivent faire un effort bien plus important. Réglementation, prix du carbone impactant la rentabilité des modèles économiques, demande des clients, acceptabilité par les consommateurs… le climat est un facteur de changement qui opère progressivement une refonte de la demande du marché. Generation Foundation, UNEP FI, PRI et Finance for Tomorrow Paris Europlace : toutes ces initiatives ont défini des priorités pour mettre à jour la responsabilité fiduciaire des conseils d’administration dans un monde aux prises avec les contraintes climatiques. La nécessité de la mise en cohérence des fonctionnements et des responsabilités des conseils d’administration en découle directement à mon sens, notamment en matière de responsabilité fiduciaire permettant de protéger les actifs de la société face aux changements climatiques en cours.

Priorités ESG

Clarifier, cartographier et créer le consensus au sein du conseil d’administration concernant les questions environnementales, sociales et de gouvernance (ESG) prioritaires qui concernent l’organisation. Nous avons travaillé sur différents exemples dans l’industrie alimentaire, où les enjeux climatiques dépassent la question du climat lui-même, dans la mesure où plusieurs autres éléments sociaux ou environnementaux ESG sont amplifiés par la dynamique climatique en cours : le stress hydrique affectant les rendements, les migrations limitant l’accès à une main-d’œuvre locale qualifiée, le prix du carbone intégré dans les activités d’approvisionnement et de transformation par exemple. Tout cela pose question quant au maintien des modèles économiques, à la pertinence du maintien de la détention de certains actifs au regard de leur capacité à continuer à créer de la valeur sur le long terme.

Scénarios climatiques

Un nombre croissant de règlementations – l’article 173 en France est un excellent exemple – ou d’initiatives internationales – les lignes directrices TCFD par exemple – convergent pour exiger plus de reporting et de transparence sur l’exposition des entreprises et de leurs actifs aux risques climatiques et carbone. Une partie très intéressante de ce flux d’informations est liée à l’élaboration de scénarios climatiques afin de montrer si et comment il est possible d’envisager une trajectoire bas carbone située sous la trajectoire à 1,5 degré de réchauffement pour l’organisation et sa chaîne de valeur. Les hypothèses sont multiples. On s’attend à ce que ces scénarios s’affinent avec le temps, les données et les données scientifiques devenant plus détaillées et plus précises chaque année. En revanche, les technologies intégrées dans les processus industriels peuvent être source d’incertitude quant à la fiabilité des scénarios : une innovation majeure peut changer radicalement le profil carbone d’une organisation. Cela dit, ces scénarios peuvent aider à créer les conditions du consensus entre les membres du Conseil et le top management, afin d’orienter les décisions et de protéger les actifs à l’éclairage de ces scenarii.

Suivi des impacts ESG des programmes stratégiques de l’entreprise

Les organisations sont souvent déjà en train d’élaborer et de mettre en œuvre divers programmes de durabilité, d’éthique et sociaux afin d’atténuer les risques et de saisir les opportunités ESG pertinentes pour leurs activités. Il y a déjà beaucoup de rapports, de données et d’exemples disponibles sur ces sujets. Dans quelle mesure ces programmes peuvent s’avérer efficaces, déployés à la bonne échelle, avec la capacité de conduire les transformations radicales nécessaires pour adapter les organisations à leur environnement climatique contraint ? L’examen et la remise en question de l’impact des programmes répondant aux priorités du ESG doivent devenir une priorité essentielle pour les conseils d’administration, pour encourager et pousser les transformations nécessaires aux entreprises pour s’adapter au défi climatique et protéger les actifs en conséquence.

S’engager dans les questions de croissance inclusive

Il s’agit peut-être de la partie la plus passionnante de la réflexion. Entreprise citoyenne, à mission, contributive, responsable…. Tout le monde a un avis sur les questions d’inégalités, d’inclusion et du rôle des entreprises sur ces questions. En fait, la question n’est plus de savoir si les entreprises devraient s’en soucier. La transformation numérique et le climat sont déjà en train de remanier les cartes et ont un impact sur la façon dont chaque organisation doit jouer un rôle pour s’adapter, gérer ou même saisir les opportunités générées par les profondes transformations sociales en cours. J’ai participé à des discussions où chaque nouveau projet d’infrastructure par exemple génère d’énormes attentes ou défis sociaux. Comprendre l’agenda social et les dynamiques locales est vraiment fondamental pour confirmer si et comment les actifs et les investissements peuvent avoir un sens en complément des analyses financières ‘sur le papier’, qui demeurent nécessaires. Les conseils d’administration adoptent parfois une posture réactive sur ces sujets, les traitant lorsqu’ils doivent répondre à une crise sociale. Il est temps de travailler de façon plus proactive. Voici quatre pistes de réflexion pour s’y atteler.

Vision et mission de l’entreprise

La lettre annuelle 2019 publiée par le PDG de Blackrock demandait aux entreprises d’explorer sérieusement la question de la raison d’être. Cela n’était pas fondé sur des valeurs éthiques. L’intérêt principal était d’utiliser la notion de raison d’être pour encourager les entreprises à s’assurer que leur vision et leur mission demeurent étroitement liées aux besoins de la société. Une entreprise déconnectée des besoins de ses marchés est fondamentalement vouée à perdre en attractivité et à augmenter les risques de dépréciation de ses actifs.

Plusieurs initiatives ont exploré diverses façons de créer des organismes à but lucratif axés sur l’impact et la mission. Le statut de Benefit Corporations aux Etats-Unis, et bientôt un statut similaire en France (Loi Pacte) sont en train de façonner un concept différent de responsabilité fiduciaire où les membres du conseil d’administration peuvent s’approprier un concept de raison d’être et orienter la vision et la mission de l’entreprise vers un objectif servant clairement un intérêt sociétal identifié. Il n’y a aucune obligation de s’engager dans cette voie. Mais les membres du conseil d’administration sont responsables en dernier ressort de l’établissement d’une vision et mission là encore assurant la résilience des actifs et des activités. Il ne fait aucun doute qu’une vision et mission porteuses de sens sociétal sont susceptibles de générer plus d’alignement et d’engagement du capital humain qu’une mission et une vision dépourvues de sens. Des femmes et des hommes mobilisés sont un gage de performance de l’entreprise…

Traitement des inégalités dans la masse salariale et la chaîne d’approvisionnements

Il y a un principe simple de réputation que n’importe quel enfant a découvert au moins une fois dans sa vie, par exemple dans la cours de récréation à l’école : si vous avez une bonne réputation, vous vous faites des amis et les gens viennent jouer avec vous. Si vous avez une mauvaise réputation, il vous est souvent plus difficile de vous faire des amis et de jouer avec les autres: vous restez dans votre coin à jouer tout seul.

Dans le monde des affaires, ce principe de réputation peut se transposer très facilement. Bien traiter les employés en offrant des opportunités de développement professionnelle et en luttant contre les pratiques discriminatoires en matière d’équité des genres, par exemple, bien payer dans les délais les partenaires commerciaux ou exiger un grand degré de professionnalisme dans la gestion des affaires sociales et environnementales, contribuent à créer une bonne réputation.

Je me méfie personnellement du concept de réputation que je trouve toujours réducteur sur ces questions. Au-delà de la réputation, le fait qu’une entreprise et son conseil d’administration s’intéressent à ces questions est un marqueur qui alimente la fidélisation, la qualité et l’innovation et par conséquent le maintien de la valorisation des actifs…

Traiter les questions d’inclusions comme des opportunités de développement pour l’entreprise

L’inclusion est une opportunité de marché. Et un marché en croissance. 50% du marché indien deviendra un marché de classe moyenne d’ici 2030. Cela signifie qu’une grande partie de la population indienne est à la recherche de services et de produits abordables dans les domaines de l’éducation, de la santé, de la mobilité, de la nutrition, du logement… Les inégalités au sein même des économies de l’OCDE représentent une énorme opportunité. Les conseils d’administration ont la responsabilité d’encourager les entreprises à réfléchir et à explorer sérieusement ces possibilités, car elles peuvent réellement devenir la prochaine source de croissance et de marges.

Optimisation fiscale et partage équitable de la valeur créée

Sur différents ronds points occupés par les Gilets Jaunes, un aspect m’a beaucoup intéressé, très similaire à celui du mouvement Occupy Wall Street aux Etats-Unis il y a quelques années. Des Gilets Jaunes incitaient les consommateurs à ne pas faire leurs achats dans certains supermarchés et marques ciblés. Ils argumentaient que ces entreprises appartenaient à des familles ou à des actionnaires qui faisaient de l’évasion fiscale massive. Ils encourageaient ainsi les consommateurs à choisir d’autres marques pour réclamer des pratiques plus acceptables dans la façon dont les entreprises se devaient de payer des impôts avec une meilleure redistribution au niveau des territoires sur lesquels elles créent de la valeur.

J’ai trouvé l’argument évidemment intéressant et sans nul doute dans l’air du temps. D’ailleurs, en janvier 2019, l’OCDE a signé un accord pour appliquer la taxe numérique d’ici 2020 dans 95 juridictions. Les questions de l’optimisation fiscale et de l’impôt numérique sont différentes mais, dans l’ensemble, la même question d’acceptabilité se pose dans la façon dont les sociétés doivent revoir leur organisation fiscale afin de refléter la structure réelle de leurs activités. Le conseil d’administration est le plus haut comité d’autorité et on s’attend à ce qu’il applique les meilleures normes éthiques et responsables. La fiscalité est un excellent sujet pour passer de la parole aux actes.

Conclusion : La Responsabilité Fiduciaire est aujourd’hui de plus en plus amenée à prendre en compte les dimensions numériques, climatiques et sociales des entreprises

Dans l’ensemble, ces questions de transformation numérique, de contraintes climatiques et de changements sociaux ne sont pas suffisamment abordées par les conseils d’administration. Ces sujets sont pourtant d’une importance capitale pour comprendre et prendre des décisions pertinentes afin de protéger les actifs. Les responsabilités pesant sur les épaules du conseil d’administration sont importantes et l’exploration de ces questions fait sans aucun doute partie des champs d’investigations prioritaire pour que les décisions stratégiques soient prises avec les meilleures capacités décisionnelles en 2019 !

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Auteur de différents ouvrages sur les questions de RSE et développement durable. Expert international reconnu, Farid Baddache travail à l’intégration des questions de droits de l’Homme et de climat comme leviers de résilience et de compétitivité des entreprises. Restez connectés avec Farid Baddache sur Twitter @Fbaddache.

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