COP 28 : pourquoi et comment pousser pour une agriculture juste et décarbonée

La COP 28 aura produit quelques résultats. Un certain élan sur le fonds des pertes et dommages, le triplement des énergies renouvelables, les efforts portés sur l’efficacité énergétique, un coup de projecteur sur le méthane. Sujet à controverses, l’intégration d’objectifs relatifs aux énergies fossiles plus de 30 ans après la première COP a abouti à une percée historique saluée par les uns avec un appel à l’organisation – différenciée – de la sortie des énergies fossiles dans les systèmes énergétiques en vue d’une neutralité carbone en 2050. Les craintes exprimées par les autres – dont nous sommes – tiennent surtout à l’incapacité malheureusement démontrée par les gouvernements à tenir les engagements et caps fixés lors des précédents accords de COP. 

Mais le format ne produit désormais surtout que des frustrations car il peine à trouver des sujets qui permettent de synchroniser les agendas politiques, sociaux et environnementaux de participants venant avec des contextes et impératifs très hétérogènes. Un signe ? Dans les travées de la COP28, le suspense autour du texte final était étrangement absent des échanges auxquels nous avons participé avec nos contacts parmi les quelques 80 à 100 mille participants à cette COP. Projets et solutions : voilà ce qui y occupait manifestement les esprits, plus que le suivi de nouveaux engagements certes symboliquement et politiquement signifiants, mais globalement insuffisamment suivis d’effets.  

Ksapa veut trouver des angles pragmatiques permettant de faire avancer concrètement les sujets.  

Autre élément notable dans cette COP 28, la politique d’écartement et limitation des acteurs de la société civile par rapport à leur rôle historique a généré frustrations et incompréhensions légitimes, au vu de leur apport à la prise de conscience des enjeux climatiques et aux avancées dans les décisions dans les 3 dernières décennies. 

L’agriculture est un sujet historiquement peu porté dans les COP : c’est regrettable mais le sujet commence y à prendre plus d’emprise. Nous avons donc contribué à différentes discussions à Dubai pour construire comment il est possible de nourrir le plus grand nombre, créer et maintenir de l’emploi dans les zones rurales qui soit attractif pour les moins éduqués, tout en décarbonant massivement. L’agriculture fait à la fois partie du problème et de la solution. En particulier dans les 500 millions de petites fermes familiales dont dépend directement au moins un tiers de l’humanité, elle conjugue des enjeux environnementaux, sociaux et économiques cruciaux. Voici une tour d’horizon. 

1. Rôle de l’agriculture dans le changement climatique

Le rôle de l’agriculture dans le changement climatique a évolué progressivement. Les discussions bloquées sur la sortie ou pas des énergies fossiles, et à quelle échéance, empêchent d’explorer des leviers pragmatiques et efficaces de la sortie des énergies fossiles. Il faut nourrir la population et nombre d’intrants utilisent des énergies fossiles. Si ces derniers assurent une partie des rendements agricoles, ils coûtent de plus en plus chers, sont parfois indisponibles, polluent l’eau et affaiblissent la biodiversité. Ils posent également des enjeux de santé pour des utilisateurs généralement mal informés et mal équipés. 

Transformer la production, la transformation et la consommation alimentaires pour le bien de l’environnement et de la santé humaine est désormais une évidence qui s’inscrit très progressivement de COP en COP. Bien que la nécessité de changement soit désormais largement reconnue, une prise de conscience croissante des menaces potentielles pesant sur les moyens de subsistance des agriculteurs est aussi à prendre en compte : ceux-ci sont généralement vieux et pauvres. La question n’est donc plus de savoir si il faut sortir des énergies fossiles. Mais plutôt comment le faire, en accompagnant des agriculteurs dans leur formation sur des alternatives, et dans leur capacité à vivre décemment de ces activités rurales. Des solutions existent – comme par exemple la production d’intrants organiques sur la ferme - : elles permettent des bénéfices économiques, environnementaux et sociaux pérennes, mais elles nécessitent une introduction graduelle, un accompagnement et une formation soutenus. L’exemple du Sri Lanka dont une décision purement politique largement liée au manque de devises permettant leur importation a été brusquement mise en œuvre, alors que les acteurs de la société civile comme de certains organismes publics disposaient des approches et méthodologies pour organiser cette mutation. Sans temps, sans moyens pour déployer ces accompagnements, les agriculteurs n’ont pu adapter leurs activités et travailler sans intrants sans significativement réduire leur productivité.  

Le concept de « transition juste » à appliquer au milieu de l’agriculture pour en assurer la décarbonation est donc indispensable. Cette transition vise à minimiser les impacts négatifs sur les travailleurs à mesure que le secteur agricole effectue les changements nécessaires pour réduire son empreinte climatique. L’approche de la « transition juste » met l’accent sur le soutien aux agriculteurs tout au long de ces changements, en particulier ceux qui rencontrent déjà des difficultés, et sur la résolution des profondes injustices au sein du système alimentaire et agricole. 

Enfin, quand bien même les Etats appliqueraient leurs engagements carbones actuels, nous serions sur une trajectoire actuelle de 2,7 degrés. Le maintien de l’objectif de 1,5° souhaité par de nombreuses délégations demeure un vœu pieu à ce stade. La prudence engage à se préparer et se projeter sur les conséquences d’une trajectoire autour de 4 degrés, au vu du manque de mise en place des plans et des mobilisations de fonds annoncés depuis 2015 et la COP 21. Les effets attendus sont catastrophiques. Un rapport du GIEC a déjà démontré en 2018 la magnitude d’impacts à attendre selon un écart de 0,5 degré, entre une trajectoire à 1,5 et 2 degrés. En conséquence, si l’agriculture est indéniablement responsable d’une part significative des émissions mondiales, elle est également vulnérable aux effets du changement climatique tels que les sécheresses, les inondations et les incendies de forêt. Et elle l’est en particulier au niveau des petites exploitations familiales ne disposant ni des ressources ni des connaissances pour s’engager sur cette adaptation. Au-delà des événements météorologiques extrêmes, des changements chroniques dans les températures et les modèles de précipitations posent des défis aux rendements des cultures, nécessitant une approche globale qui prenne en compte à la fois l’atténuation et l’adaptation au changement climatique. 

2. Ksapa et ses activités pour la promotion d’une agriculture décarbonée portée par des schémas de transition juste

Ksapa a contribué à différents échanges, notamment avec le Bureau International du Travail sur les enjeux de circularité au sein des PME, ou au sein de la délégation du Sri Lanka sur la question de l’inclusivité des marchés carbone volontaires. Auprès de différentes parties prenantes portant des enjeux similaires au travers des pays du Sud, concernant la réussite de mises en œuvre à grande échelle de l’agroécologie, mettant en avant l’importance des enseignements à tirer de différentes crises et des efforts techniques, digitaux et financiers à organiser auprès des agriculteurs pour des transitions réussies. Le partage horizontal d’idées et de bonnes pratiques entre les agriculteurs est notamment crucial, favorisant une approche ascendante plutôt que descendante. Les autres parties prenantes territoriales, comme les autorités ou les acheteurs doivent ainsi jouer un rôle cadrant et équipant ces communautés rurales, tout en laissant de la place pour de l’appropriation. Au cœur, des solutions digitales comme Sutti Digital Suite permettent à la fois de disséminer du savoir, faciliter le partage entre pairs et collecter de la donnée en appliquant des approches de data science pragmatique pour suivre et piloter le déploiement de programmes dans des zones rurales et auprès de bénéficiaires souvent peu connectés.  

Très prometteurs, nos échanges avec des acteurs de la Tech for Good globaux comme avec des instituts de recherche de pointe en Afrique de l’Ouest portaient sur la combinaison de nos solutions low tech au service des communautés rurales et de nos approches de collecte et d’analyse des données avec des technologies de pointe utilisant les réseaux satellitaires et l’intelligence artificielle pour par exemple estimer l’impact de l’adoption de pratiques d’agriculture régénérative sur la séquestration de carbone dans le sol ou prédire quelques semaines voire quelques mois avant les volumes de production par juridiction voire par parcelle. Comment transmettre de l’information personnalisée à des fermiers disposant d’équipements basiques et non à jour avec une connectivité limitée ? Comment croiser les analyses « vues du ciel » avec des retours terrain pour nourrir la pertinence des traitements de l’information ? Cela fait partie des défis auxquels nous voulons nous atteler dans nos programmes en Asie du Sud et du Sud-Est, et en Afrique de l’Ouest et pour lesquels les partenariats sont un levier essentiel. 

3. Principes à prendre en compte pour réussir la transition juste des activités agricoles vers des modèles décarbonés

Quatre principes clés sont à prendre en compte pour guider une transition juste en agriculture : 

  1. Traiter les inégalités dans les programmes : Les territoires ruraux sont souvent moins développés que les territoires urbains : routes, accès Internet, accès à l’éducation. Ce sont des dimensions d’inégalité à prendre en compte dans la conception des programmes qui doivent compenser tout ou partie de ces inéquités. La réussite de programmes accompagnant les agriculteurs en milieu rural dans des trajectoires de décarbonation doivent s’appuyer sur des dispositifs hybrides dans lesquels une présence humaine facilite l’accès et l’appropriation d’un savoir, tout en étant secondée par des outils digitaux conçus pour opérer dans ces environnements. Cette logique hybride est indispensable pour projeter à échelle des programmes tout en compensant nombre d’insuffisances territoriales comme la mobilité difficile du fait d’insuffisance de routes de qualité, le faible niveau d’éducation des bénéficiaires voire la faible digitalisation de leurs activités. 
  1. Transformer le système alimentaire pour les personnes et le climat : Les systèmes alimentaires sont parfois principalement tournés vers la monoculture et l’exportation. Si ces activités génèrent des revenus, elles sont exposées aux fluctuations d’un marché principal et aux maladies pouvant attaquer cette culture. Par ailleurs, elles doivent être également mises en perspective d’enjeux de sécurité alimentaire et de subsistance de plus en plus prégnants. De nombreux schémas de décarbonation auxquels nous travaillons conjuguent ces activités avec des activités de diversification sur les mêmes parcelles et complémentant les monoculture avec différentes espèces assurant souvent à la fois l’augmentation significative de biomasse portant la séquestration carbone tout en offrant des relais de revenus (épices, « cash crops » …) et de la résilience alimentaire (légumineuses, farines pour les animaux…).  
  1. Assurer l’inclusivité dans les processus de planification : La participation des groupes marginalisés, tels que les femmes, les migrants, les jeunes ou les petits exploitants, dès le début du processus de transition est indispensable pour pouvoir atteindre un objectif de transition juste. Au-delà des institutionnels et des parties prenantes généralement bien identifiées sur les territoires, c’est en allant au contact de groupes généralement marginalisés dans les concertations qu’on peut assurer la diffusion et l’appropriation de ces acteurs clés qui font tourner les exploitations et assurent l’avenir de l’activité agricole. Ce n’est pas qu’une question éthique de justice et d’équité, mais également d’efficacité des programmes. 85% des activités agricoles en Malaisie sont désormais portées par des travailleurs migrants par exemple. Si la filière du cacao en Côte d’Ivoire est l’une des rares dans le monde à ne pas être mise en péril par le vieillissement des agriculteurs, c’est que les travailleurs migrants sont prêts à travailler dans ces chaînes de valeur n’assurant pas un revenu décent mais permettant d’échapper à une pauvreté extrême. 
  1. Développer un cadre holistique pour les programmes carbone tenant compte des perspectives environnementales, sociales et économiques : Le carbone est un sujet technique qui n’intéresse pas le monde rural agricole en général. Celui-ci est avant tout intéressé par la capacité de son exploitation à tirer un revenu assurant de faire face aux coûts du quotidien. L’agronomie et les techniques associées peuvent être complexes et supposer d’avoir un bagage technique qui n’est pas à la portée d’agriculteurs qui ont souvent arrêté leurs études scolaires à 12 ou 15 ans. Il est indispensable de concevoir des programmes testés et tenant compte du point de vue des bénéficiaires pour prioriser et organiser une trajectoire de décarbonation selon un itinéraire qui peut les motiver et qui peut leur être accessibles. Or si les marchés carbone volontaires doivent se développer comme ils sont censés le faire sans être pris dans des controverses sur le green, social, ou ODD washing, les rendre plus inclusifs est inévitable. Aucune transition ne sera possible si elle n’est pas juste et la crédibilité et la légitimité de ces marchés ne reposeront pas seulement sur l’intégrité mais aussi sur l’impact social des crédits carbone.  En outre, la demande de crédits « Afolu » (agriculture, sylviculture et utilisation des terres) devrait dépasser de loin les terres disponibles pour la reforestation et le reboisement au cours des deux prochaines décennies. Il est donc essentiel d’utiliser les marchés carbone pour développer des projets carbone inclusifs pour les petits exploitants, en transformant les exploitations existantes et en les aidant à passer à une agriculture régénératrice.  Enfin, pour des raisons d’efficience comme de justice sociale, les avantages pour les agriculteurs doivent l’emporter – et de loin – sur les revenus supplémentaires directs qu’ils peuvent tirer de la rétrocession des ventes de crédits carbone. L’augmentation des rendements, la diminution des intrants chimiques, la diversification des revenus, la valorisation des sous-produits, etc. doivent être les principaux avantages (plutôt qu’une part de la vente des crédits carbone, qui est nécessaire mais probablement insuffisante) du changement de pratiques engagé. 

Conclusion

Les défis des transitions agricoles sont nombreux, notamment la résistance des agriculteurs, les liens culturels avec la nourriture, la complexité de trouver des solutions bénéfiques pour toutes et tous ou parfois l’intérêt de certains acteurs au maintien du statu quo. La nature saisonnière et transitoire du travail agricole présente un obstacle supplémentaire. Enfin, les travailleurs agricoles sont souvent mal représentés dans les syndicats, rendant les dispositifs de prise en compte de leurs intérêts plus difficiles à mettre en place. Il est urgent de transformer l’agriculture pour atténuer sa contribution au changement climatique comme son impact, tout en mettant en avant l’importance d’une transition juste tenant compte de la justice sociale, de l’inclusivité et du soutien aux personnes les plus touchées par ces changements en prenant l’angle de vue des petits fermiers. 

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Après 20 ans d'expérience dans l'investissement et l'asset management, notamment immobilier, Raphaël Hara travaille sur les liens entre finance et durabilité, notamment au travers du développement et de la mise en œuvre de projets d'impact investing.

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Auteur de différents ouvrages sur les questions de RSE et développement durable. Expert international reconnu, Farid Baddache travail à l’intégration des questions de droits de l’Homme et de climat comme leviers de résilience et de compétitivité des entreprises. Restez connectés avec Farid Baddache sur Twitter @Fbaddache.

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