Dans l’esprit des Principes Directeurs des Nations Unies en matière d’entreprises et droits humains, un nombre croissant d’entreprises a mené différentes initiatives leur permettant d’identifier leurs impacts potentiels en matière de violation de droits humains, et les manières de réduire le risque depuis 2012 notamment. J’ai pu concevoir et mener de nombreux de ces programmes, naviguant au travers de législations variables, mais bénéficiant avant tout du cadre des Nations Unies pour clarifier autant que possible les attentes et les méthodologies adaptées selon les contextes. Certains écueils reviennent sans cesse et peuvent facilement être évités. Voici un bref retour d’expérience.
Bâtir l’approche de due diligence sur une revue complète des droits humains
Différentes législations encourageant les entreprises à conduire un devoir de vigilance sur les droits humains existent, et s’inscrivent chacune dans une histoire particulière. Cela incite à focaliser les processus de due diligence prioritairement sur certains droits, au risque d’en négliger d’autres, qui permettent pourtant de bâtir une approche décryptant une complexité opérationnelle avec autant de véracité que possible.
- En France, la loi sur le devoir de vigilance est née dans le sillage du drame du Rana Plaza. Elle incite les entreprises à explorer leurs impacts dans leur sous-traitance sur les questions environnementales, santé/sécurité et droits humains. En pratique, avec le drame du Rana Plaza dans les esprits, la question des droits humains se concentre prioritairement sur les questions de conditions de travail dans les usines
- En Angleterre, la loi sur l’esclavage moderne encourage les entreprises à se familiariser avec le concept et identifier les risques dans différents segments économiques: construction, ménage, agriculture… sous l’angle des conditions de travail et conditions de vie des populations cibles
- En Californie, la loi sur le trafic humain avait initialement pour cible les réseaux de prostitution et visait donc ces filières mafieuses en priorité, se concentrant principalement sur les questions de corruption, rétention de passeport et crédits forcés, imposant des pratiques intolérables à des populations vulnérables de jeunes femmes. Par la suite, les programmes de due diligence se sont étendus, par exemple aux filières agricoles, mais force est de constater que les préoccupations sont restées globalement centrées sur les mêmes sujets principaux
La Charte internationale des droits de l’homme comprend la Déclaration universelle des droits de l’homme, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et ses deux protocoles facultatifs. Elle couvre une centaine de droits portant sur des questions comme l’éducation, les droits culturels, civils et politiques, autant que des droits portant sur les questions d’égalité Homme-Femme, des droits fondamentaux au travail. C’est la lecture de l’ensemble de ces droits qui permet de comprendre les interconnections, et d’identifier les leviers à actionner pour réellement réduire les risques de violation. A se concentrer sur des thématiques, comme par exemple les conditions de travail, en se coupant d’une revue des droits civils, culturels et politiques associés, le risque est réel de passer à côté de dynamiques contextuelles essentielles. Quelques exemples:
- J’ai travaillé sur des insertions d’infrastructures et sites industriels dans des environnements où les communautés locales exprimaient de fortes résistances. Se limiter aux questions de nuisance et offrir l’accès à des emplois de qualité et durables permettait certes d’apporter des réponses. Mais plus fondamentalement, des questions d’association des populations locales aux projets de développement, aux enquêtes publiques, à la cohabitation d’activités culturelles et économiques étaient généralement les vrais sujets récurrents, susceptibles de resurgir à tout instant – quelque soient les certifications environnementales et les promesses de créations d’emploi. Pour des sites voués à s’ancrer pour des décennies dans des territoires, la capacité à lire et comprendre les dynamiques en matière d’expression des droits civils et culturels des populations locales – dans la diversité de ses segments notamment les plus vulnérables – est indispensable pour s’inscrire dans le long terme
- J’ai pu travailler sur toute sorte de plantations et d’usines ouvertes à main d’oeuvre peu qualifiée en grande quantité. Il est certes indispensable de travailler sur les questions de santé / sécurité, travail des enfants, heures supplémentaires et risques de travail forcé, sur les conditions de vie dans les campements et dortoirs. C’est indispensable et cela répond à des enjeux réels sur le terrain. Pour autant, dans l’immense majorité des cas, c’est le manque d’accès aux formations des cadres et des ouvriers qui freine la productivité, la qualité de l’encadrement de proximité, la capacité individuelle de tout un chacun de se développer et progresser dans les organisations. Travailler sérieusement sur les questions d’heures supplémentaires et de salaire décent, sensibiliser les sous-traitants et leur faire signer des codes de conduite est nécessaire, mais c’est en investissant massivement dans la formation du management de proximité ou dans de la formation technique que l’on améliore la productivité, la qualité et l’accès pour les populations à de meilleures conditions de travail et de salaire.
- De nombreuses études font le lien entre gestion des conflits et questions de genre. Mieux appréhender les logiques sociales, religieuses et culturelles qui façonnent les inégalités Homme – Femme permet de travailler sur les questions de genre. En travaillant notamment sur ces questions, on peut avoir un vrai levier sur les contextes conflictuels, là où de nombreuses initiatives se concentrent avant tout sur des leviers plus institutionnels et politiques…
Explorer la perspective portée par les détenteurs de droits eux-mêmes
Les études d’impact environnementales et sociales (EIES) se concentrent sur un outil économique (une usine, une infrastructure…) pour explorer les impacts potentiels de ce projet dans son environnement. L’idée est alors d’intégrer ces éléments le plus en amont possible dans les travaux de faisabilité et de conception pour amender le projet industriel et réduire les impacts.
La due diligence sur les droits humains est d’une autre nature. Elle ne part pas du projet économique, mais des populations concernées pour voir comment leurs droits pourraient être mis à mal par les activités économiques en jeu: employés, sous-traitants, communautés riveraines par exemple. Ce travail est différent et permet de compléter utilement les EIES. Une erreur commune est de négliger ce changement de perspective pour mener à bien un travail pertinent sur les questions de droits humains, et de rester dans une posture de regard porté par l’entreprise sur son entourage au lieu d’interroger la manière dont une certaine diversité sociale locale est, du point de vue de ses droits, concernée par l’activité de l’entreprise. C’est très différent. Quelques exemples:
- La propriété et l’accès à un territoire se questionne différemment dans une EIES et dans une étude portant sur les droits humains. Une EIES peut éventuellement s’interroger sur la validité d’un titre de propriété et la qualité d’une enquête publique. Une étude sur les droits humains va plutôt s’interroger, par exemple, sur les conséquences que pourra avoir l’interdiction d’accès ou de passage par un terrain sur des droits politiques et culturels. Des populations peuvent avoir l’habitude de traverser un terrain par facilité, ou pour accéder à des plantes à valeur médicinale. Leur interdire tout passage peut rendre leur vie quotidienne très compliquée, voire inacceptable. La question alors n’est pas vraiment portée sur le terrain de la propriété, mais plutôt sur les arrangements susceptibles de permettre à tout un chacun de continuer à jouir de ses droits dans des arrangements transactionnels tenant compte des réalités sociales et culturelles locales
- L’analyse des parties prenantes, et leur prise en compte, va également fonctionner différemment. Une EIES peut se concentrer sur une cartographie des parties prenantes locales influentes: les acteurs institutionnels, civils et économiques locaux susceptibles d’avoir une influence positive ou négative sur le projet économique. Une étude centrée sur les questions de droits humains pourra s’intéresser aux segments sociaux locaux plus vulnérables, potentiellement mal représentés par les institutionnels locaux et dont le respect des droits pourra exiger une vigilance particulière
Il ne s’agit pas d’opposer EIES et études d’impact sur les droits humains. Ces travaux se complètent très bien et permettent d’enrichir l’analyse de contextes locaux rapidement complexes. Toutefois, ce qui fait la spécificité d’une étude d’impacts sur les droits humains, c’est bien de partir de la perspective d’un détenteur de droits et d’étudier ses droits peuvent être impactés par des activités économiques, là où une EIES se concentre avant tout sur une étude de risques du point de vue de l’entreprise. De nombreux enjeux sont interconnectés, par conséquent ces perspectives se nourrissent et s’enrichissent mutuellement très efficacement lorsqu’elles sont menées conjointement.
Raisonner sur les résultats, pas les moyens
Les Principes Directeurs des Nations Unies en matière de respect des droits humains par les entreprises sont très clairs et demandent de se concentrer sur les impacts, et la capacité des entreprises à démontrer leur capacité à identifier les risques et prouver leur capacité à les atténuer. La réalité sur le terrain est toute autre. Face à la complexité et l’échelle de temps parfois longue nécessaire pour influer sur la plupart des enjeux, les entreprises préfèrent souvent se concentrer sur les moyens qu’elles mettent en oeuvre, plutôt que de démontrer leur capacité effective à contribuer à atténuer des risques. Quelques exemples:
- Puisque l’appel à certains sous-traitants présente des risques sociaux, par exemple de travail des enfants sur des chaînes agricoles, les donneurs d’ordre prennent acte du risque, font signer des chartes et des clauses contractuelles et conduisent des audits sur des échantillons. Rien ne prouve que le déploiement de ces moyens ait un effet pour réduire significativement les questions de travail des enfants. Dans des territoires parfois isolés, la réalité sur le terrain c’est que des enfants aident les parents pour des raisons qui peuvent associer, par exemple: absence d’école à proximité, absence de directive claire donnée à l’encadrement de proximité, exclusion de familles (migrantes et parlant mal la langue locale) des infrastructures locales, inefficacité des autorités locales à faire respecter des lois sur ces questions sur le terrain (absence d’inspecteurs, corruption des inspecteurs…). Ces problèmes se traitent autrement que par des audits et des clauses contractuelles, et ne sont fondamentalement pas traités lorsque ce type de moyens sont déployés. La sensibilisation et la formation sont des leviers nettement plus efficaces, surtout s’ils sont ciblés sur des territoires où le risque est prioritaire dans les supply chains considérées
- En contexte de pression croissante sur les ressources en eau, amenées à s’accentuer sous l’effet des changements climatiques en cours, les activités sur les territoires sont en compétition croissante pour s’accaparer et utiliser les ressources en eau disponibles. Une usine peut faire preuve de sa capacité à gérer “de manière responsable” la ressource en eau via des certifications environnementales, l’utilisation de technologies de pointe limitant les consommations, le déploiement de principes d’économie circulaire. Rien ne prouve pour autant que cela soit suffisant pour permettre un partage de la ressource sur un territoire connaissant par exemple, une croissance démographique ainsi que des activités agricoles importantes. Là encore, la question du partage équitable de la ressource en eau passe par exemple par le rôle des institutionnels politiques locaux dans la conception d’un aménagement urbain tenant compte de la contrainte hydrique et la capacité des centres de formation locaux à diffuser des techniques agraires aidant les paysans à gérer efficacement la ressource hydrique. L’entreprise est partie prenante de ces questions territoriales, et l’impact passe par tout un jeu d’influence auprès de l’écosystème local qui va bien au-delà de la bonne gestion hydrique dans ses propres activités
Ainsi, il est possible de lever 3 écueils pour faire d’une due diligence sur les droits humains un outil permettant d’améliorer significativement la compréhension des dynamiques sociales locales. Dans des contextes où les politiques peinent à imposer leurs vue en matière d’aménagement territorial, les dynamiques locales sont amenées à évoluer significativement dans la prochaine décennie sous une triple transformation environnementale portée notamment par les questions climatiques, et réglementaire intégrant parfois un risque pénal majeur concernant les violations de droits humains, et enfin digitale permettant à la fois de changer d’échelle sur les risques comme sur les solutions. Dans ce cadre, on voit bien toute la pertinence d’un travail en profondeur associant les droits humains à des EIES classiques.
Auteur de différents ouvrages sur les questions de RSE et développement durable. Expert international reconnu, Farid Baddache travail à l’intégration des questions de droits de l’Homme et de climat comme leviers de résilience et de compétitivité des entreprises. Restez connectés avec Farid Baddache sur Twitter @Fbaddache.