Dans le cadre de nos activités de plaidoyers, nous intervenons régulièrement auprès de publics d’influenceurs à même de contribuer à un monde économique plus juste et plus durable. Retours sur une intervention à l’Essec en plénière animant le séminaire annuel « Comprendre et Changer le Monde » contribuant à former les leaders aux compétences essentielles pour transformer les entreprises face aux défis environnementaux.
1. Revenir aux fondamentaux : le rapport Meadows de 1972
Face à un public jeune et submergé d’informations sur les questions de développement durable, il est toujours utile de revenir à quelques moments de référence. Le rapport Meadows en est un. Déjà car il permet d’ancrer la prise de conscience collective du rôle des activités économiques dans la déplétion environnementale autour d’une date : 1972. Ensuite, parce qu’en reprenant les principales conclusions, un public pas nécessairement expert de ces sujets peut rapidement comprendre combien, sur le temps long, les directions tracées dans ce rapport restent pertinentes et contemporaines 50 ans plus tard.
En effet, le rapport intitulé « The Limits to Growth » publié en 1972 par le Club de Rome est une étude pionnière qui a examiné les conséquences de la croissance exponentielle de la population mondiale, de l’industrialisation, de la pollution, de la production alimentaire et de la consommation de ressources sur une planète finie. L’objectif principal de l’étude était d’explorer les implications de cette croissance continue sur la durabilité et de comprendre comment cette croissance pourrait éventuellement dépasser les limites de la capacité de la Terre à soutenir cette croissance. L’étude a utilisé des modèles informatiques pour projeter différents scénarios futurs en fonction de diverses hypothèses concernant ces facteurs clés. Voici quelques-uns des points clés du rapport « The Limits to Growth » :
- Croissance Exponentielle et Limites Planétaires: Le rapport a mis en lumière la croissance exponentielle de la population mondiale, de l’industrialisation, de la pollution et de la consommation de ressources, soulignant que ces tendances ne pouvaient pas se poursuivre indéfiniment en raison des limites physiques de la planète.
- Scénarios de Simulation: Le rapport a présenté plusieurs scénarios basés sur différentes hypothèses, tels que le scénario « Business-as-Usual », le scénario « Stabilized World », le scénario « Technological Fix » et le scénénario « Conserver Society ». Chacun de ces scénarios envisageait des trajectoires de développement futures en tenant compte des contraintes planétaires.
- Avertissement sur l’Effondrement Éventuel: Le rapport a mis en garde contre la possibilité d’un effondrement des systèmes mondiaux si la croissance se poursuivait sans contrôle, en raison de la surutilisation des ressources, de la détérioration de l’environnement et de l’incapacité à s’adapter aux contraintes planétaires.
- Appel à l’Action et à la Durabilité: En réponse aux résultats des modèles, le rapport a appelé à un changement radical dans la manière dont la société gère la croissance et utilise les ressources. Il a plaidé en faveur d’une approche de durabilité et de la nécessité de trouver un équilibre entre la croissance économique, la protection de l’environnement et la préservation des ressources naturelles.
Le rapport « The Limits to Growth » a eu un impact majeur en attirant l’attention sur les défis de la croissance exponentielle dans un monde fini. Il a influencé les premiers mouvements environnementaux, les politiques et les recherches en matière de développement durable. Tout particulièrement, les différents scénarios proposés dans ce rapport pointent déjà un changement civilisationnel à attendre autour des années 2015-2030. On y est. Ces scénarios étaient basés sur différentes hypothèses quant à la croissance de la population, l’industrialisation, la pollution, la production alimentaire et la consommation de ressources. Voici les principaux scénarios évoqués dans le rapport :
- Business-as-Usual (BAU – Le Statu Quo) : Ce scénario suppose que les tendances de croissance actuelles en matière de population, d’industrialisation et de consommation de ressources se poursuivent sans changement significatif. Cela conduit à une augmentation rapide de la population et à une surutilisation des ressources, entraînant un effondrement des systèmes mondiaux.
- Stabilité Globale : Dans ce scénario, des mesures sont prises pour réduire la croissance de la population et stabiliser le développement industriel et agricole. Cela conduit à une stabilisation de la population et à une réduction de l’impact sur l’environnement.
- Solutions Technologiques : Ce scénario repose sur la croyance que des avancées technologiques rapides peuvent résoudre les défis posés par la croissance exponentielle. Il suppose que de nouvelles technologies permettront de surmonter les problèmes de ressources et de pollution, même si la croissance se poursuit.
- Société de Conservation : Dans ce scénario, l’accent est mis sur la réduction de la consommation de ressources et la conservation de l’environnement. Il propose un changement radical dans les attitudes et les comportements de consommation vers une société plus durable et consciente de l’environnement.
Ces scénarios ont été modélisés pour montrer comment différentes trajectoires de croissance et de développement pourraient évoluer dans le temps et comment elles pourraient affecter les ressources, l’environnement et la durabilité à long terme. L’étude a souligné l’importance de prendre des mesures pour éviter un dépassement des limites planétaires et pour parvenir à un équilibre durable entre la croissance, l’environnement et les ressources.
Depuis 1972, plusieurs jalons internationaux ont évidemment contribué à affiner et à remodeler les priorités mondiales. Pour n’en citer que quelques-uns, le rapport Brundtland de 1987 a défini le développement durable en soulignant l’équité intergénérationnelle, reliant ainsi l’agenda environnemental aux considérations sociales. En 1992, le Sommet de la Terre à Rio de Janeiro a consolidé la gouvernance environnementale mondiale et les accords internationaux. Les Objectifs du Millénaire pour le Développement (2000) ont intégré la durabilité environnementale. La Conférence Rio+20 (2012) a souligné l’intégration équilibrée des dimensions économiques, sociales et environnementales. Un moment décisif survint en 2015 avec l’adoption du Programme 2030 pour le Développement Durable, comprenant 17 Objectifs de Développement Durable (ODD), chacun crucial pour un avenir durable. L’Accord de Paris (2015) a galvanisé les efforts mondiaux de lutte contre le changement climatique. La pandémie de la COVID-19 (2020) a souligné l’impératif d’une reprise et d’une résilience durables. Enfin, le lancement de la Décennie des Nations Unies pour la Restauration des Écosystèmes (2021-2030) vise à lutter contre la perte de biodiversité et le changement climatique par des actions de restauration à grande échelle, illustrant un engagement continu envers la durabilité. Ces étapes reflètent une prise de conscience mondiale en constante évolution en faveur de pratiques durables et d’une relation harmonieuse avec la planète. Mais in fine, force est de constater que ce rapport « Meadow » reste un point de départ incontournable.
2. Nous vivons actuellement le changement civilisationnel anticipé dans le rapport Meadow. Maintenant.
Pressions sociétales, réglementaire… les entreprises sont sous pression et incitées à changer et porter les questions environnementales et sociales au coeur de leurs réflexions. Les chargés de recrutement sont étonnés par la virulence des questions et position des jeunes durant les entretiens de recrutement sur ces questions. La CSRD européenne vient imposer à un large périmètre de grandes entreprises et de PME partout dans l’Union Européenne, et désireuses de commercer avec l’Union Européenne, le besoin de prioriser des enjeux ESG, reporter de l’information sur ces questions, et prendre position pour limiter les impacts. Un jeune public de cadres amenés à porter des fonctions de décision dans ces environnements commence ainsi sa carrière professionnelle dans un environnement qui ne peut pas faire l’impasse sur ces questions sociales et environnementales.
En réponse, les entreprises n’ont pas d’autre choix aujourd’hui que de se transformer en s’adaptant aux contraintes sociales et environnementales de notre planète en raison de plusieurs facteurs cruciaux qui façonnent le paysage commercial contemporain :
- Durabilité et Responsabilité Sociale:
- Les attentes des consommateurs et des investisseurs évoluent, avec une demande croissante de produits et services durables, éthiques et respectueux de l’environnement. Les entreprises doivent répondre à ces demandes pour rester compétitives.
- Impératifs Réglementaires et Légaux:
- Les gouvernements et les instances réglementaires imposent des normes environnementales et sociales de plus en plus strictes, ce qui oblige les entreprises à s’adapter et à respecter ces exigences pour éviter des sanctions et garantir leur légitimité.
- Risques et Résilience des Chaînes d’Approvisionnement:
- Les chaînes d’approvisionnement sont de plus en plus exposées à des risques liés aux changements climatiques, aux catastrophes naturelles et à l’instabilité sociale. Pour garantir leur continuité et leur résilience, les entreprises doivent intégrer la durabilité dans leur gestion des risques et leurs opérations.
- Opportunités d’Innovation et de Marché:
- L’innovation axée sur la durabilité ouvre de nouvelles opportunités de marché, de développement de produits, de réduction des coûts et d’efficacité opérationnelle. Les entreprises qui saisissent ces opportunités peuvent renforcer leur compétitivité et leur positionnement sur le marché.
- Accès aux Ressources et à la Main-d’Œuvre:
- La disponibilité future des ressources naturelles est incertaine, incitant les entreprises à optimiser leur utilisation et à innover dans des technologies éco-efficaces. L’attraction et la rétention des talents sont également liées à l’engagement envers la durabilité.
- Réputation et Image de Marque:
- Une image de marque durable et socialement responsable est devenue un atout essentiel. Les entreprises qui adoptent des pratiques durables améliorent leur réputation, gagnent la confiance des consommateurs et des investisseurs, et évitent les dommages à la réputation liés à des pratiques non durables.
- Prise de Conscience Publique:
- La sensibilisation croissante du public aux enjeux environnementaux et sociaux influence les préférences d’achat et les comportements de consommation. Les entreprises doivent répondre à ces préoccupations pour maintenir leur base de clients.
- Transition Énergétique et Économique:
- La transition vers une économie basée sur des énergies propres et des pratiques durables est en marche. Les entreprises doivent s’adapter à cette évolution pour demeurer compétitives dans un monde en transition.
- Volonté d’Investissement Durable:
- Les investisseurs recherchent de plus en plus des opportunités d’investissement alignées sur des critères ESG (Environnement, Social, Gouvernance). Les entreprises qui ne répondent pas à ces critères risquent de perdre des investissements.
En résumé, les entreprises doivent intégrer la durabilité et l’adaptation aux contraintes sociales et environnementales pour répondre aux attentes des parties prenantes, respecter les réglementations, réduire les risques, saisir les opportunités d’innovation et maintenir leur viabilité économique à long terme. C’est devenu une nécessité incontournable pour leur succès et leur pérennité.
3. Quel leadership, quelles compétences sont nécessaires à porter la transformation durable des entreprises?
Pour mener avec succès un changement transformationnel au sein des entreprises afin de s’adapter aux contraintes sociales et environnementales liées aux limites de la planète, un leadership fort et des compétences spécifiques sont essentiels. Voici les principaux aspects à considérer :
- Leadership Visionnaire :
- Élaboration d’une Vision Inspirante : Développer et communiquer une vision claire et inspirante qui s’aligne sur les objectifs de durabilité et respecte les limites planétaires.
- Promotion de la Pensée à Long Terme : Encourager une perspective à long terme qui privilégie la croissance durable et le bien-être de la société sur les gains à court terme.
- Réflexion Stratégique et Planification :
- Pensée Systémique : Comprendre et aborder les interconnexions complexes et la dynamique des systèmes liés aux aspects environnementaux, sociaux et économiques.
- Modèles d’Affaires Durables : Explorer et développer des modèles d’affaires intégrant la durabilité dans les opérations et les stratégies essentielles.
- Collaboration et Engagement des Parties Prenantes :
- Établissement de Partenariats : Collaborer avec les parties prenantes, les ONG, les gouvernements et les communautés pour aborder collectivement les défis de la durabilité et apporter des changements positifs.
- Mobilisation des Employés : Impliquer les employés à tous les niveaux dans les initiatives de durabilité, favorisant un sentiment d’appropriation et de responsabilité collective.
- Compétences en Gestion du Changement :
- Communication du Changement : Communiquer efficacement la nécessité du changement, la vision et les avantages de la durabilité pour obtenir le soutien et l’engagement des parties prenantes.
- Résilience et Adaptabilité : Être résilient et adaptable face à la résistance ou aux revers, ajustant les stratégies au besoin pour rester sur la bonne voie.
- Leadership Éthique et Responsable :
- Intégrité et Éthique : Démontrer l’intégrité, l’honnêteté et un comportement éthique dans toutes les interactions, alignant les actions sur les engagements de durabilité de l’organisation.
- Reddition de Comptes : Tenir soi-même et les autres pour responsables de la réalisation des objectifs de durabilité et du respect des limites planétaires.
- Innovation et Créativité :
- Encouragement de l’Innovation : Favoriser une culture de l’innovation qui encourage le développement de produits, de processus et de technologies durables.
- Créativité dans la Résolution de Problèmes : Encourager les solutions créatives aux défis de durabilité, en envisageant des approches et des perspectives non conventionnelles.
- Intelligence Émotionnelle et Empathie :
- Empathie et Compréhension : Comprendre et prendre en considération les perspectives et les besoins des diverses parties prenantes, y compris les communautés marginalisées et l’environnement.
- Résolution de Conflits : Gérer efficacement les conflits en abordant les préoccupations et en trouvant des solutions mutuellement bénéfiques.
- Orientation vers l’Apprentissage et le Développement :
- Apprentissage Continu : Promouvoir une culture d’apprentissage continu et de croissance, encourageant les employés à acquérir des connaissances et des compétences liées à la durabilité.
- Développement Personnel : Investir dans des programmes de développement du leadership axés sur la durabilité et les limites planétaires.
- Gestion des Risques et Résilience :
- Anticipation des Risques : Anticiper et atténuer les risques liés aux défis de durabilité et aux changements dans le paysage environnemental et social.
- Renforcement de la Résilience : Élaborer des stratégies pour renforcer la résilience de l’organisation face aux incertitudes environnementales et sociales.
- Plaidoyer et Leadership d’Opinion :
- Plaidoyer Influential : Plaider en faveur de changements politiques et de pratiques industrielles soutenant la durabilité et le respect des limites planétaires.
- Partage des Connaissances : Partager des connaissances, des expériences et des meilleures pratiques pour influencer et inspirer d’autres acteurs du secteur vers une transformation durable.
Un leadership transformationnel efficace pour s’adapter aux limites planétaires implique une combinaison de clairvoyance stratégique, de collaboration, de prise de décision éthique, d’innovation et d’un engagement fort envers un changement positif aligné sur les limites écologiques de la planète.
Conclusions
Le rapport Meadows tracait déjà un changement civilisationnel qui s’imposerait autour des années 2015-2030. Nous y sommes. On peut, et on doit regretter autant que questionner l’inertie amenant à constater combien, il y a 50 ans, nous dispositions déjà d’un faisceau suffisant d’informations pour faire évoluer un mode de développement économique non pérenne. Il n’est pas trop tard. On peut même espérer bénéficier désormais d’un environnement finalement plus favorable, acculé par la froide réalité, pour porter des transformations plus rapides et plus radicales. Leadership et compétences sont décisives. La jeunesse n’a pas à juger et critiquer ce que les générations précédentes ont fait. Ils ont fait ce qu’ils ont pu faire. La jeunesse doit comprendre, analyser, challenger, critiquer, proposer, faire oeuvre d’initiatives, tester, déployer. Changer le monde.
Auteur de différents ouvrages sur les questions de RSE et développement durable. Expert international reconnu, Farid Baddache travail à l’intégration des questions de droits de l’Homme et de climat comme leviers de résilience et de compétitivité des entreprises. Restez connectés avec Farid Baddache sur Twitter @Fbaddache.