La soirée annuelle de Ksapa 2024 s’est tenue sous le thème de la transition juste, explorant différentes facettes. Pas de transition environnementale possible sans aborder les questions de pauvreté, et sans démarche inclusive. Au risque sinon de créer des résistances. Garantir un salaire décent dans les chaînes de valeur est ainsi une condition essentielle pour atteindre les Objectifs de Développement Durable (ODD) et se conformer à la CSRD. Pourtant, malgré les engagements pris par de nombreuses entreprises et institutions, la mise en œuvre concrète reste un défi. Un panel « Salaire décent dans les chaînes de valeur – Comment passer des engagements aux actions concrètes ? » a permis d’aborder cette problématique à travers une diversité de perspectives, de l’industriel à l’investisseur en passant par la recherche académique. Avec des intervenants comme Hervé Deguine (Relations ONG et société civile, Michelin), Florian Grosset-Touba (Economiste du développement et de l’environnement, enseignant-chercheur à l’Institut Polytechnique de Paris) et Sylvie Le Bras (Responsable ESG, Arkéa Capital et représentante France Invest), le débat s’est concentré sur les rôles et responsabilités des différentes parties prenantes, les bonnes pratiques à valoriser, et les leviers pour accélérer le passage à l’échelle. Cet article résume trois grandes thématiques abordées le long des échanges et d’apporter des réponses tangibles à une question aussi complexe qu’urgente.
Rôles et responsabilités des parties prenantes
Chaque acteur, de l’acteur économique à l’investisseur en passant par la société civile, a un rôle crucial à jouer pour garantir des conditions de travail décentes dans les chaînes de valeur mondiales.
Le rôle des industriels : L’exemple de Michelin
Pour Hervé Deguine, Michelin, en tant qu’industriel, a la responsabilité d’agir sur trois niveaux :
- Dans ses propres opérations : En s’assurant que les employés de ses usines bénéficient d’un salaire décent – ce qui n’est pas contradictoire avec la question de l’adaptation de l’outil industriel pour en conserver la compétitivité. Le salaire décent ne s’approche également par de multiples leviers selon les contextes culturels et réglementaires (intéressement par exemple).
- Chez les sous-traitants : En exerçant un contrôle rigoureux sur les conditions de travail et les rémunérations dans les chaînes d’approvisionnement.
- Dans les territoires où elle opère : En collaborant avec les acteurs locaux pour contribuer à créer des opportunités économiques.
Un exemple concret est le travail de Michelin avec les petits producteurs de caoutchouc naturel, où l’entreprise a défini une politique, engagé différents moyens facilitant la priorisation de risques. Michelin déploie notamment avec Ksapa des programmes pour augmenter les revenus des agriculteurs du « premier kilomètre », tout en améliorant les pratiques environnementales et l’accès aux droits humains.
Le rôle des investisseurs : Arkéa Capital et France Invest
Sylvie Le Bras a souligné le rôle clé des investisseurs dans la mobilisation du capital et l’engagement auprès des entreprises. Arkéa Capital s’efforce de sensibiliser les PME et autres acteurs économiques territoriaux à intégrer des pratiques respectueuses des droits humains.
Les investisseurs ont la capacité d’exiger, via leurs décisions de financement, que les entreprises adoptent des pratiques durables et respectueuses, et dans les activités d’engagement dans le capital investissement. En appuyant ces démarches par des outils concrets, comme ceux développés par Ksapa sous l’égide de France Invest, ils peuvent contribuer à une meilleure prise en compte des enjeux sociaux dans les décisions stratégiques.
L’apport de la recherche : comprendre les contextes locaux
Florian Grosset-Touba a rappelé que la recherche académique joue un rôle essentiel en offrant des outils pour mesurer l’impact des programmes, et comprendre les réalités locales. Les travaux menés par des institutions comme J-PAL/MIT permettent de mieux appréhender les liens entre la pauvreté et la décarbonation des chaînes de valeur.
Florian Grosset-Touba a insisté sur l’importance de considérer les facteurs humains et culturels. Une initiative qui réussit dans un contexte donné pourrait échouer ailleurs si elle ne tient pas compte des particularités locales. Par exemple, ses travaux ont montré comment et combien des approches « top down » sur le salaire structurées par des sièges qui ne comprenent pas les tenants qui vont motiver localement le salarié dans son environnement culturel.
Partager les bonnes pratiques
Passer des engagements aux actions concrètes nécessite de s’inspirer des initiatives réussies.
Cascade en Indonésie : Une initiative exemplaire de Michelin
L’initiative Cascade de Michelin et Ksapa en Indonésie est un exemple probant de collaboration multipartite dans la filière du caoutchouc naturel. Ce projet rassemble différents acteurs, tels que le Groupe Volkswagen, des industriels indonésiens, via des usines locales de transformation – et des milliers de petits fermiers locaux bénéficiant d’un accompagnement technique.
Le programme a intégré des milliers de petits fermiers dans une démarche structurée visant à améliorer leurs revenus. En collaborant avec les usines locales pour garantir un approvisionnement plus responsable, Cascade montre comment une approche inclusive peut avoir un impact significatif sur toute une filière. Les succès de ce programme ont encouragé Michelin et Ksapa à étendre ce programme à davantage de bénéficiaires dans une montée d’échelle, et à le répliquer et l’adapter dans d’autres environnements stratégiques d’approvisionnement en Indonésie et dans le monde.
Mobilisation des investisseurs : la boîte à outils de France Invest
Sylvie Le Bras a présenté la boîte à outils développée par Ksapa en Groupe de Travail alimenté par une quinzaine de sociétés du capital investissement, sous l’égide de France Invest. Cette boîte à outil est désormais une ressource précieuse pour les investisseurs souhaitant intégrer des critères ESG dans leurs décisions. Ces outils offrent des cadres pratiques pour évaluer les risques sociaux et environnementaux et pour s’assurer que les investissements respectent le principe du « do no significant harm » (ne pas causer de préjudices significatifs) porté par la SFRD de l’Union Européenne.
Cette démarche illustre comment les investisseurs peuvent non seulement soutenir des entreprises respectueuses des droits humains, mais aussi encourager celles qui ne le sont pas encore à s’améliorer en clarifiant les risques et en apportant des attentes concrètes (des certifications par exemple).
Passer à l’échelle : conditions nécessaires
Pour Florian Grosset-Touba, les initiatives locales, bien qu’efficaces, doivent être étendues pour avoir un impact global. Cela nécessite :
- Des financements adaptés : Les initiatives locales doivent être soutenues par des financements durables et accessibles.
- Une « glocalisation » des démarches : Les solutions doivent être globalement pertinentes, mais localement adaptées.
- Un cadre réglementaire incitatif : Les gouvernements doivent établir des normes claires et des incitations pour encourager les entreprises à adopter des pratiques responsables.
Florian Grosset-Touba a conclu en soulignant que ces conditions ne sont pas indépendantes ; elles doivent être réunies simultanément pour garantir une mise à l’échelle réussie.
Passer à l’échelle : Défis et solutions
Malgré les progrès, de nombreux défis subsistent pour traduire les engagements en actions concrètes et à grande échelle.
Les défis persistants
- Complexité des chaînes de valeur : Dans des filières comme l’agriculture ou l’industrie, les chaînes de valeur impliquent souvent de multiples intermédiaires, ce qui complique la supervision.
- Hétérogénéité des contextes locaux : Une solution efficace dans une région peut échouer dans une autre en raison de différences culturelles, économiques ou politiques.
- Manque de ressources : Les PME, en particulier, manquent souvent des moyens financiers et humains pour adopter des pratiques responsables.
Les solutions proposées
- Renforcer les collaborations multipartites : Les initiatives comme Cascade montrent que la collaboration entre les entreprises, les gouvernements et la société civile est cruciale pour surmonter les obstacles.
- Encourager l’innovation financière : Les investisseurs peuvent jouer un rôle clé en mobilisant des financements pour les projets à fort impact social et environnemental à partir du moment où elles s’engagent, s’outillent, se forment.
- Éduquer et sensibiliser : Les campagnes de sensibilisation auprès des consommateurs et des employés peuvent contribuer à instaurer une culture de responsabilité partagée.
Conclusion
Le passage des engagements aux actions concrètes en matière de salaire décent dans les chaînes de valeur est un défi majeur, mais pas insurmontable. En réunissant les perspectives de l’industrie, de la recherche et de l’investissement, le panel a mis en lumière des solutions concrètes et des exemples inspirants.
Les rôles complémentaires des parties prenantes – industriels, investisseurs et chercheurs – sont essentiels pour relever les défis systémiques. La clé du succès réside dans la collaboration, l’innovation et l’engagement de long terme.
En fin de compte, garantir un salaire décent n’est pas seulement une question de justice sociale. C’est aussi une condition sine qua non pour construire des chaînes de valeur durables, inclusives et résilientes, capables de répondre aux défis du 21e siècle.
Auteur de différents ouvrages sur les questions de RSE et développement durable. Expert international reconnu, Farid Baddache travail à l’intégration des questions de droits de l’Homme et de climat comme leviers de résilience et de compétitivité des entreprises. Restez connectés avec Farid Baddache sur Twitter @Fbaddache.