L’intelligence collective 2.0 au service du progrès sociétal

Comment évaluer l’impact sociétal d’une innovation technologique?

Cet article mis à jour a été initialement publié sur Le Cercle Les Echos ici

Uber, AirbnB, Amazon, Booking… ces innovations ont en commun d’avoir transformé des marchés et d’avoir un impact sociétal qui a créé des résistances et remis en question leur acceptabilité. On mesure l’impact sociétal d’une innovation non pas au moment de sa conception, ni même vraiment de son apparition, mais des années voire des décennies plus tard. Comment dès lors évaluer l’impact sociétal d’une innovation technologique et mieux anticiper son acceptabilité dans la société?

L’innovation digitale peut transformer (vraiment) profondément nos sociétés

Je me souviens des articles au début des années 1990 qui étaient assez critiques sur l’apparition d’Internet et du Web. Il faut les relire pour le croire et voici par exemple un extrait tiré du magazine allemand Die Zeit en 1995 : « on clique sur des liens et on navigue de page en page, et alors ? » Et alors 25 ans plus tard, on voit bien comment Internet est évidemment vecteur de transformation sociétale, en ce sens qu’il modifie nos habitudes et notre « être-ensemble » dans la société. Mais évidemment si le journaliste allemand faisait à l’époque l’expérience il n’avait pas les moyens de mesurer les effets. Il n’avait pas conscience que son métier serait totalement transformé, voire en voie de disparition, 20 ans plus tard.

Il y a 10 ans, on commençait à vraiment mesurer le potentiel des technologies pour avoir un effet de levier et accélérer les transformations sociétales rendues indispensables sous la double contrainte environnementale – pression des effets climatiques notamment, et social – accès à des solutions pour les consommateurs les plus pauvres par exemple. Sur une thématique climatique, le rapport Smart 2020 révélait par exemple, en 2008, le rôle majeur que pouvait jouer les technologies de l’information et de la communication pour aller plus vite et à grande échelle vers une transformation des économies bas carbonées. Sans négliger l’importance de réduire les émissions directes émises par le secteur, le rapport révélait l’effet indirect bien plus important que pouvaient avoir des solutions plus intelligentes diffusées dans toute l’économie : moteurs intelligents, logistique intelligente, bâtiments intelligents, etc. En fait, ce rapport était tout particulièrement intéressant parce qu’il démontrait combien les TIC sont désormais parties prenantes intégrales de toute réflexion sur le développement durable.

– À l’époque déjà, le rapport donnait et valorisait le sens et la contribution sociétale des produits et solutions des TIC,

– ce rapport avait l’avantage de montrer des voies concrètes possibles pour significativement réduire l’empreinte environnementale de nos sociétés,

– enfin, la démarche valorisait l’innovation et le potentiel commercial des solutions technologiques comme contributeur positif d’un monde plus durable. Cela permettait de faciliter, au sein des entreprises considérées, un processus d’appropriation des enjeux du développement durable comme opportunité commerciale et vectrice de croissance, et non pas comme contrainte externe.

10 ans plus tard, le bilan est plus mitigé. Évidemment, on peut trouver des millions d’exemples d’utilisations de technologies rendant les bâtiments, les routes, les machines plus intelligentes avec des consommations plus modérées d’énergie. Les pilotes et les études de cas de manquent pas. Les Jeux Olympiques se succèdent pour montrer les uns après les autres tout le savoir faire en matière de renouvelables et de modération énergétique grâce aux technologies. Mais l’échelle n’est pas là. On a encore des bâtiments passoires énergétiques partout, des infrastructures dont le fonctionnement n’a rien d’intelligent en matière de gestion énergétique. Les technologies œuvrant pour un monde décarboné ont montré à quoi elles servaient mais ne ce sont pas généralisées. Cela tient à des raisons de type: mobilisation du capital, évolution des normes et incitations fiscales et comptables, coordination des intérêts entre décideurs dans l’acte d’achat, lenteur du renouvellement du parc existant d’équipements considérés…

Mais avec le changement d’échelle, l’acceptabilité devient la mère des batailles

D’autres exemples d’innovation digitale ont été bien plus rapide à intégrer tous les aspects de nos vies quotidiennes. On voit bien comment Uber, AirbnB, Amazon, Booking ont complètement façonné à leur manière différents marchés B2C en s’appuyant sur un triptyque gagnant:

  • Mettre l’utilisateur au centre du système,
  • S’appuyer sur innovations offertes par l’environnement digital,
  • Gagner en rapport qualité prix.

Simple. Et en même temps tellement gagnant et efficace que ces innovations ont également eu les effets suivants:

  • Perte de marges voire d’emploi, voire de fermetures de sites pour les secteurs traditionnels établis
  • Perte de collecte de taxes pour les autorités fiscales affectées
  • Apparition de nouveaux métiers, largement valorisés autour du concept de l’autoentrepreneuriat, s’apparentant généralement surtout à de la précarisation de sous-traitants de premier rang fidélisés

Quand je discute avec les fondateurs ou des personnes clés de ces start up digitales, je suis toujours fasciné par cette obsession à vouloir changer le monde avec la transformation digitale, dans le plus parfait déni des transformations sociétales que cela implique. Ce n’est ni bien ni mal et il n’y a pas là de jugement de valeur. Simplement un constat: si la startup a du succès, elle s’impose. Si elle s’impose, elle devient dérangeante. Lorsqu’elle devient dérangeante, la question de son acceptabilité se pose. Et alors, une innovation parfaitement pertinente d’un point de vue technique peut disparaître par manque d’adoption sociale. Donc cette question d’acceptabilité est importante.

Lorsque les mairies emploient des inspecteurs Airbnb et mettent en place des taxes Airbnb, elles font de la chasse anti Airbnb. Lorsque les copropriétés font évoluer leur règlement pour interdire la sous location de courte durée, elles font de la chasse anti Airbnb. Si Airbnb n’est pas capable d’anticiper, comprendre et adapter son modèle à ces réalités, alors Airbnb n’est pas un modèle économique pérenne. L’acceptabilité devient la mère des batailles. L’acceptabilité suppose de connecter différentes perspectives pour appréhender les résistances et les transformations pour mieux les anticiper et les gérer. Uber, AirbnB, Amazon, Booking sont autant d’exemples à succès loués jadis pour leur capacité d’innovation et décriés pour leur problème d’acceptabilité tant ils transforment et mettent sous tension des filières entières.

La fin annoncée de la pensée fragmentée au profit de l’innovation ouverte

J’ai pu écouter avec grand intérêt Jean-Luc Beylat, Président des Bell Labs d’Alcatel-Lucent. Il exposait sa vision d’un monde où l’innovation technologique est le moteur du progrès sociétal. Pas n’importe quelle sorte d’innovation; mais l’innovation dite « ouverte ». Le mot « ouverte » a son importance, car il traduit l’évolution de l’institution ancienne qu’est l’innovation en entreprise. Alors que les services de recherche et développement (R&D) étaient jadis fermés, compartimentés dans l’entreprise, les organisations et les entreprises ont désormais ouvert leur R&D à leurs parties prenantes externes, et parfois même à leurs concurrents. Elles affirment même que cette approche d’ouverture va provoquer des changements sociaux qui bouleverseront le monde.

Jean-Luc Beylat a cité l’exemple des « villes stupides ». Aujourd’hui, nos villes sont gérées en silos : certains systèmes commandent les feux tricolores, d’autres régulent les flux de chaleur, d’autres supportent nos infrastructures de données et d’autres encore gèrent la régulation énergétique. Ces systèmes traitent des tonnes d’informations, mais ils ne les stockent, ne les utilisent et ne les partagent pas de manière intelligente. Ainsi, globalement, la ville reste « stupide ». Imaginons que ces systèmes soient interconnectés, qu’ils travaillent de concert dans le but d’améliorer intelligemment l’efficacité globale de la ville. Est-ce que la ville plus intelligente serait alors un progrès sociétal ? Incontestablement, oui : moins de temps perdu dans les embouteillages, moins de pollution et meilleure qualité de l’air, meilleure maîtrise de l’énergie, etc.

Le problème de mes exemples d’équipements intelligents et des approches portées par le fameux rapport Smart 2020, c’est justement de se limiter à une vision de l’innovation inscrite dans un monde de silos. Les moteurs parlent aux moteurs et à leur écosystème proche – puisqu’ils sont quand même intelligents. Il en est de même pour les bâtiments et les robots dans les usines. Mais on reste globalement dans un système comparable à celui de la « ville stupide » qui fonctionne dans des silos élargis qui restent avant tout des silos.

Le problème de mes exemples d’innovations digitales à succès de type Uber, AirbnB, Amazon, Booking est similaire. Au lieu de fonctionner sur une approche de silos et des écosystèmes associés (« le bâtiment intelligent »), on fonctionne sur une approche filière, qui reste en soi une autre forme de silo: le service de taxi et la mobilité urbaine, l’hôtellerie et la location d’hébergement de courte durée, la vente par correspondance sur plateforme virtuelle personnalisée…

L’innovation technologique ouverte: clé de voûte d’un progrès sociétal à l’impact mieux appréhendé

Difficile d’anticiper la manière dont une innovation va être appropriée et avec quel impact sociétal. Pensons simplement à l’exemple du disque vinyle et de son ancêtre le phonographe. Son inventeur, Charles Cros, l’avait initialement appelé Paleophone (voix du passé). Son idée était d’enregistrer la voix pour permettre à chacun de laisser une trace vivante de sa voix après sa mort. Il a connu un tout autre destin, impossible à prévoir. Il s’agissait pourtant d’une innovation fermée et donc entre les mains d’un seul inventeur, peut-être le plus à même de maîtriser le destin de son invention.

Mieux appréhender l’impact sociétal d’une innovation technologique impose de travailler différemment et autour des principes suivants:

  • Gouvernance multidisciplinaire. Ce n’est pas un groupe de Geek qui a ni l’expertise ni l’attention pour connecter les technologies à leurs impacts sociétaux. Il faut de la diversité dans les sensibilités. Une bonne raison pour intégrer par exemple dans le conseil d’administration un expert RSE / ESG et / ou une expertise en sciences de l’Homme par exemple
  • Etude approfondie de retours d’expérience. L’innovation technologique se développe par étapes. Le retour d’expérience est orienté en priorité sur la robustesse technologique et l’expérience client. Une réflexion systématique plus large est indispensable en s’appuyant sur une remise à jour d’une cartographie des parties prenantes identifiées et la dynamique susceptible de s’opérer avec elles selon les développements et services rendus par l’innovation étudiée
  • Flexibilité sur le business model et la capture de la valeur. L’innovation ouverte et la gestion des acceptabilités peut supposer de revoir un business model afin de mieux partager la valeur. Booking est détesté des hôteliers car il impose des prix bas avec lesquels de nombreux hôtels peinent à vivre. A la réception, les hôteliers se pressent pour encourager les clients à appeler directement sans passer par la plateforme lors de la prochaine réservation pour obtenir un bon prix sans la commission Booking. Cela pose forcément des questions sur la pérennité du modèle économique Booking qui reste donc principalement une centrale de mise en relation qui peine à générer de la récurrence. Même si le volume permet de compenser la perte sur des récurrences, c’est évidemment mieux de fidéliser les clients sur les deux types de transactions. En faisant évoluer le business model et en offrant des systèmes de rétribution qui augmentent et incitent les hôteliers à promouvoir l’utilisation de la plateforme en ligne, on peut étudier des pistes d’amélioration de l’acceptabilité en partageant davantage la valeur créée avec la filière – et mieux pérenniser le modèle avec des arbitrages valorisant la relation de plus long terme avec les professionnels du secteur par exemple…

Avec une approche plus ouverte et décloisonnée, il faut rester humble. Tout en encourageant le décloisonnement des silos et des filières pour appréhender les impacts sociétaux dans leur complexité, il faut déjà accepter de partir d’un prérequis important d’humilité. Accepter les surprises.

– Qui contrôle et supervise toutes les interconnections ? Qui aurait la capacité de superviser la connexion de tous ces systèmes entre eux ? Il faut alors penser une nouvelle forme de supervision menée collectivement. Une sorte de gouvernance à définir au travers d’une initiative conjointe des entreprises, du gouvernement, de la société civile et des usagers habituels.

– Comment garantir la réussite de l’innovation ouverte ? Quels sont les critères de réussite ? Et comment mesure-t-on les progrès réalisés ?

Alors, avec des dynamiques d’innovation ouverte, le défi est encore plus grand. Il faut accepter de contribuer à l’innovation et lui laisser avoir un destin que l’on ne maîtrise pas forcément. En termes plus financiers, cela veut aussi dire que le captage de la valeur n’est pas seulement dans les mains de celui qui participe activement à l’innovation, ce qui pose des questions essentielles en matière de modèle économique ou de propriété intellectuelle. Or si le système économique est formaté par la recherche de captage de valeur, que l’innovation ouverte est un processus clé de transformation sociétale, mais ne garantit pas le captage de la valeur, comment le soutenir, le structurer et l’encourager ?

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Auteur de différents ouvrages sur les questions de RSE et développement durable. Expert international reconnu, Farid Baddache travail à l’intégration des questions de droits de l’Homme et de climat comme leviers de résilience et de compétitivité des entreprises. Restez connectés avec Farid Baddache sur Twitter @Fbaddache.

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