L'Inde face à ses travailleurs migrants : comment les entreprises peuvent-elles garantir le respect des droits humains malgré la crise ?

Covid-19 : Le sort des travailleurs migrants indiens dans la crise mondiale

Nombre d’histoires déchirantes ont récemment fait irruption dans les médias, attestant de l’isolement total de l’Inde dans la lutte contre le Covid-19. La question pour les entreprises est donc de savoir comment garantir le respect des Droits de l’Homme dans leurs opérations et chaînes d’approvisionnement en Inde, alors que le contexte se prête davantage à la suspension du droit du travail.

Jetés sur les routes par les mesures de confinement, des millions de travailleurs vulnérables peinent à rallier leur communauté d’origine

Les familles de travailleurs que le confinement a mis au chômage parcourent entre 600 et 1200 kilomètres à pied sur des routes désertes

Les deux derniers mois ont été marqués par la démultiplication d’images choc de milliers de personnes bloquées dans divers carrefours de bus et trains dans l’espoir de retourner dans leur communauté d’origine. Une femme portant son enfant sur un bras et tenant la main d’un autre, le tout en traînant un bagage déchiré. Un bambin qui, pensant qu’elle dort, joue à côté du cadavre de sa mère apparemment morte de faim. Des milliers de personnes marchant entre 600 et 1200 kilomètres sur des routes désertes. Des parents âgés portant sur leurs épaules leurs enfants handicapés pour rallier leur village.

Si cette assaut visuel est dérangeant, il porte en creux l’insuffisance des systèmes et de la bureaucratie d’une Inde qui peine à faire face à la crise, au moment même où son intervention est la plus nécessaire. Reste que, dans la foulée du 24 mars 2020, date à laquelle le gouvernement a annoncé la prise de mesures de confinement pour enrayer la pandémie Covid-19, ces récits ont fait la Une des médias indiens.

90% des migrants ayant perdu leur emploi n’ont bénéficié d’aucune aide financière

D’après le recensement de 2011 et l’enquête India Migration Now, 22 districts concentrent un tiers des travailleurs migrants en Inde – dont le Territoire de la Capitale Nationale de Delhi et le Maharashtra, l’Uttar Pradesh, le Gujarat, l’Haryana, le Tamil Nadu, le Bengale Occidental et l’Orissa.

Selon diverses études menées par des organisations comme le Stranded Workers Action Network (SWAN), 90 % des travailleurs migrants n’ont reçu aucune d’aide financière du gouvernement, tandis que dans certains États, 84 % à 94 % des travailleurs ont été privés de leur salaire pour les mois de Mars et Avril. Des témoignages affluent qui relatent que des travailleurs migrants succombent régulièrement à des accidents de la route ou de train, ou encore de maladies cardiaques, coups de chaleur, famine ou déshydratation.

Le confinement lié au Covid-19 entérine la vulnérabilité des travailleurs

40 à 45 millions de travailleurs de l’économie informelle sans moyen de subsistance

L’une des plus grandes vagues de migration interne a eu lieu durant les deux derniers mois. Il est donc urgent d’acter que des travailleurs – invisibles car participants à l’économie informelle – ont longtemps soutenu l’économie indienne. Ils vivaient de maigres salaires, en dehors de toute syndicalisation qui les informerait de leurs droits et sans bénéficier d’un lieu de travail référencé; ils sont désormais 40 à 45 millions à la rue, sans moyen de subsistance.

Leur usine ou site de production fermés, les commandes annulées et leur salaire des dernier mois encore impayé, ils ne peuvent se permettre de payer le loyer mensuel de leur chambre, ni même de se nourrir ou de faire appel à un quelconque service. Ils n’ont d’autre choix que de retourner dans leur village d’origine. Les liaisons par train, bus ou avion ayant été suspendues jusqu’au 17 mai, le Ministère de l’Intérieur indique que seuls 7 500 OOO auraient réussi à rentrer chez eux.

Les défis des normes de distanciation sociale dans des espaces de vie et de travail exigus

Les conditions de vie des travailleurs hébergés dans des dortoirs sont pires encore, car les mesures de confinement les ont bloqués sur leur lieu de travail. C’est particulièrement prégnant dans le sud de l’Inde, comme au Tamil Nadu et au Karnataka. La plupart de ces migrants se partagent en effet une petite pièce à 4 à 6 et une salle de bain commune sur le palier. Avant le confinement, les rotations d’équipes permettaient aux travailleurs d’utiliser ces chambres à tour de rôle. Ils s’entassent désormais dans la même pièce, défiant toute mise en œuvre de mesures de distanciation sociale. Leur situation sanitaire s’aggrave et favorise l’essor de rapports de harcèlement et de violence. Le confinement restreignant leur déplacements et les infrastructures de transports étant de toutes les façons éloignées de leurs dortoirs, ils ne peuvent ni rentrer chez eux ni alerter les autorités locales.

De nombreux experts espéraient que la situation s’améliore avec l’assouplissement partiel des mesures de confinement après le 17 mai. Cependant, nombre d’entreprises ayant déclaré faillite et les autres redémarrant avec des effectifs restreints, les défis sociaux liés à une famine et pauvreté croissantes ne font qu’empirer. Autre enjeu critique, les patients atteints de coronavirus s’amassent aux portes d’un système hospitalier qui peinait déjà à répondre aux besoins généraux de santé de la population avant la crise. C’était sans compter avec la contagion des médecins et des infirmières eux-mêmes, la plupart n’ayant pas accès à un équipement de protection performant. Les professionnels de la santé sont de plus sujets au stress de s’est vus interdire de poser des congés, le net allongement de leur temps de travail et le doute qui plane sur le versement de leurs salaires.

Suspension du droit du travail et, par conséquent, du respect des Droits de l’Homme

Plus alarmant encore, certains États dont l’Uttar Pradesh, le Pendjab, le Rajasthan, le Karnataka, le Tamil Nadu ont décidé de suspendre la plupart des lois du travail pour tenter de relancer une économie ravagée. D’autres pourraient suivre. Sous le coup d’une telle décision, les lois sur le salaire minimum, les allocations de maternité, la suspension partielle du paiement des salaires et les conflits du travail. Le temps de la crise, les gouvernements locaux considèrent en effet qu’appliquer ces lois découragerait la création de nouvelles industries ou la relance des anciennes.

Cette suspension durerait 3 ans, le temps – selon le gouvernement – de donner suffisamment d’élan et de flexibilité à la relance de l’économie pour soutenir la requalification des travailleurs sinistrés. Certains experts estiment que cette suspension consolidera au contraire le pouvoir des employeurs, accélérant le rythme des embauches et licenciements et engendrant des risques d’instabilité de l’emploi, de discrimination, d’écart salarial et de non-paiement des salaires ou des cotisations sociales – notamment au titre de la sécurité sociale. Concernant la question prévalente en Inde du genre, la participation des femmes à l’emploi local pourrait diminuer et achever de les pousser vers l’économie informelle, travail auquel la majorité d’entre elles est déjà accoutumée. Une revue des lois sous le coup d’une telle suspension peut être consultée ici.

4 modes d’intervention pour les entreprises et l’industrie en Inde

Entériner la suspension de ces lois, reviendrait pour le gouvernement à dénigrer des décennies d’effort d’organisations nationales et internationales dans la défense des droits des travailleurs. Cela signifierait aussi que l’évaluation et la surveillance des lieux de travail n’aurait ni sens ni objectif. Par conséquent, il est essentiel que l’industrie et les entreprises prennent pleinement conscience du rôle qu’elles auront à jour dans les années à venir – parce qu’elles ont l’argent, le pouvoir d’influencer et d’activer des transformations avantageuses et durables :

  1. Un espace de dialogue est nécessaire, qui rassemble autorités locales, organismes internationaux de défense des Droits de l’Homme, instituts de recherche et autres parties prenantes, dont les communautés locales. Le but sera de nourrir un élan de solidarité collective, où les entreprises renouvèleraient leurs engagements en faveur du développement durable et de la conformité, en incluant notamment des évaluations en partenariat avec les communautés locales et travailleurs migrants,
  2. Les entreprises sont appelées à établir des relations loyales et durables avec leurs fournisseurs dans leurs pratiques de sous-traitance. Cela implique une totale transparence de toutes les parties en présence, dans le respect des principes de transparence plutôt que sa pénalisation,
  3. Il s’agira de redéfinir les modèles d’entreprise et privilégier des fournisseurs capables d’adapter leur processus de conception et usages des ressources aux spécificités de leur zone géographique, en aidant les entreprises locales à croître et se développer. Cette transformation passe par une évaluation de la capacité de production et des effectifs des fournisseurs pour garantir des prises de commandes régulières passible d’éviter aux fournisseurs la tentation de la sous-traitance,
  4. Les entreprises devront être plus attentives aux crises et développer les mécanismes nécessaires à ce que les employés fassent part de leurs préoccupations et griefs. Ces dispositifs permettent en effet aux marques d’identifier leurs risques notamment en matière de travail forcé, de harcèlement ou de discrimination.

Conclusion : une collaboration est nécessaire pour l’emporter sur le Covid-19

Les entreprises ne peuvent bien sûr pas y parvenir seules. Par conséquent, les termes de transparence, dialogue, collaboration, responsabilité ne relèvent pas du seul jargon qui ponctue la plupart des présentations de presque toutes les conférences d’entreprises. Ils sont au contraire déterminants dans la réalité qui est la nôtre : nous sommes tous en guerre contre le Covid-19 et c’est donc ensemble que nous pourrons la gagner.

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Rituparna Majumdar
International Consultant on Human Rights chez Etico Consultancy | Autres articles

Titulaire d’un doctorat en travail social et forte de plus de 15 ans d'expérience internationale, Rituparna Majumdar s’est spécialisée dans le conseil sur les Droits de l'Homme. Elle dirige actuellement la Etico Consultancy, un cabinet de conseil basé à Delhi centré sur la gouvernance d'entreprise, le commerce éthique et les conditions décentes de travail. Ses domaines de prédilection sont les droits du travail et les droits de la femme, dans lesquels l'évaluation de la conformité du lieu de travail, la recherche, le suivi, la formation et l'élaboration de politiques sont mis en œuvre dans le strict respect du Droit. Elle collabore avec de nombreuses organisations internationales de développement, dont Ksapa, la Fair Labor Association, la Fair Wear Foundation, Business for Social Responsibility, GoodWeave International, ISEAL Alliance, le Consumer Goods Forum et la Dragonfly Initiative. Rituparna parle anglais, hindi et bengali.

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