Que faire lorsque les clients d’une entreprise l’interrogent sur sa gestion du travail des enfants (entre autres enjeux liés aux droits humains) dans sa chaîne d’approvisionnement ? Cet article se penche sur l’épineuse question du mica responsable ; un minéral dont la traçabilité est difficile et dont l’extraction fait souvent appel au travail des enfants.
D’entrée de jeu, voici quelques-uns des retours d’expérience à notre disposition :
- Les chaînes d’approvisionnement sont sujettes à des enjeux structurels, à la fois sensibles et complexes. Ils doivent être abordés de front.
- Les entreprises doivent faire des choix. Rester et travailler activement à l’amélioration de ses approvisionnements – ou partir.
- Les marques subissent la plus forte pression. Elles reposent en effet sur l’identification de leurs clients, qui veulent logiquement se doter de marques à connotation positive.
L’approvisionnement en mica souffre de problèmes structurels
Le mica est un minéral couramment utilisé dans les cosmétiques pour ses propriétés brillantes. On le trouve dans les rouges à lèvres, fards à paupières, vernis à ongles, écrans solaires, déodorants, shampooings, etc. La tendance, cette année en matière de maquillage, inclut beaucoup de paillettes… et qui dit paillettes dit mica. Une réalité qui ne saurait se démentir. Le marché mondial du mica, dans le secteur cosmétique, devrait en effet connaître une nette croissance sur les 5 prochaines années.
Au-delà des cosmétiques, le mica se prête à une multitude d’applications industrielles. Il est ignifuge, mais aussi élastique et flexible, résistant à l’action de l’eau ou des acides. Fort d’une résistance électrique élevée, il est également utilisé comme isolant thermique ou électrique. En tant qu’apprêt, il confère une uniformité particulièrement lisse. En tant qu’additif, il augmente la durabilité et la couverture de surface des graisses industrielles. Dans l’industrie de la fonderie et de la sidérurgie, le mica est souvent utilisé pour recouvrir les pièces de production en fer et en aluminium.
Cependant, la production mondiale de mica est sujette à des enjeux de respect des droits humains bien ancrés. 25 % du mica mondial provient des petites mines illégales de Jharkhand et Bihar (en Inde), qui ont régulièrement recours au travail des enfants. L’Inde n’est pas le seul pays en cause. L’exploitation du travail des enfants dans les mines de mica est également répandue à Madagascar, au Pérou, au Brésil, au Pakistan, au Sri Lanka et en Chine.
Opacité de la chaîne d’approvisionnement
La transparence de la chaîne d’approvisionnement constitue en fin de compte le cœur du réacteur. Comme nombre de matières premières, le mica est généralement acheté par des intermédiaires. Ils mélangent ensuite le produit acheté avec le leur. Des pratiques qui rendent difficile tout effort pour tracer le mica. À moins de disposer d’un accès direct à une mine, une entreprise sera bien en peine de documenter l’origine de son mica.
Problèmes courants en matière de droits humains
Les consommateurs et défenseurs du droit du travail ont pris la question du mica à bras le corps. En 2016, les médias grand public se sont emparés de ces enjeux suite à la parution d’une enquête du Guardian sur l’exploitation du mica. L’article mentionnait notamment le Jharkhand, où le travail des enfants est particulièrement répandu.
Elle connait depuis des pics d’intérêt réguliers. Notamment en novembre 2019, lorsque Terre des Hommes a publié un important rapport sur le mica.
Le travail des enfants
La Commission nationale indienne pour la protection des droits de l’enfant (NCPCR) a rebondi sur cette mobilisation. Elle estimait dans un rapport de 2018 que quelque 5 000 enfants âgés de 6 à 14 ans avaient été déscolarisés pour travailler dans 3 sites d’extraction de mica dans le Jharkhand et le Bihar. En effet, lorsque les familles se trouvent dans une situation difficile, leurs enfants sont, en effet, amenés à travailler dans diverses industries. Cette réalité n’est pas propre au mica et vise à compléter le revenu de parents vulnérables. Cette situation a pu être exacerbée par la pandémie de la Covid-19, outre une pauvreté plus structurelle. De plus, les enfants travaillent le plus souvent à mains nues. Ils encourent alors un risque accru de blessures, aggravé par des infections respiratoires répandues – notamment la tuberculose et l’asthme.
Eradiquer le travail des enfants dans les mines de mica est complexe. Cela nécessite une action concertée des parties prenantes pour apporter des solutions à des causes profondes et interconnectées. Travailler à l’amélioration des moyens de subsistance est certainement un bon début. Tout comme l’amélioration de l’accès à une éducation de qualité, l’amélioration de la santé et de la nutrition ou encore l’aide sociale institutionnelle. L’exploitation minière en général a également des répercussions importantes sur l’environnement. Là encore, des pratiques minières durables favorisent de meilleures conditions de vie pour les communautés riveraines.
L’exemple du mica démontre donc bien l’urgence pour les industries de renforcer leurs politiques en matière de droits humains. L’objectif est ainsi de mettre un terme à toute forme d’exploitation des enfants – et des communautés riveraines en général.
Le militantisme des consommateurs
Les défenseurs des droits encouragent les consommateurs à n’acheter que des cosmétiques qui ne contiendraient pas de mica naturel ou, le cas échéant, des produits à base de mica d’origine éthique. L’essor de ces considérations s’inscrit dans un contexte de concurrence accrue autour de produits de beauté dits « propres ». Bien que le mica soit un ingrédient naturel et non toxique, la plupart des entreprises de « cosmétique propre » l’évitent. Elles se positionnent par conséquent comme plus éthiques que celles qui continueraient à l’utiliser.
La demande de produits de beauté éthiques est en hausse, en grande partie alimentée par une double proposition de valeur de non-toxicité et d’éthique. C’est pourquoi ce marché devrait plus que doubler dans les 5 prochaines années. Les entreprises de cosmétiques conventionnelles sont donc sous pression. Elle doivent apporter des solutions d’amélioration des approvisionnements en mica ou en abandonner l’usage. Cette exigence croissante va de pair avec une pression commerciale accrue. L’approvisionnement responsable en mica touche de fait à des questions de concurrence.
L’image de marque
L’industrie cosmétique achète environ 18% du mica dans le monde. Les peintures, l’électronique et la construction utilisent toutes plus de mica que les cosmétiques. La mobilisation des consommateurs semble pourtant se focaliser sur la seule industrie cosmétique. Il y a plusieurs raisons à cela. L’achat de cosmétiques relève d’une décision très personnelle. C’est d’autant plus vrai que ces produits s’appliquent directement sur la peau. Les consommateurs ont souvent une réaction plus viscérale lorsqu’il s’agit de leurs cosmétiques que, par exemple, pour de la peinture ou leur électronique.
Une raison clef repose dans l’image de marque. Les cosmétiques plus que tout autre produit dépendent de l’image de marque. Autrement dit, les fards à paupières seraient pratiquement interchangeables sauf à prendre en compte la valeur perçue de leur marque.
A l’inverse, une fois la peinture appliquée sur le mur ou la voiture, on n’en retient pas nécessairement la marque. Si les achats d’électronique touchent également à l’image de marque (interrogez n’importe quel utilisateur de la marque Mac), le mica est surtout utilisé dans l’électronique industrielle plutôt que les objets du quotidien dans votre cuisine ou votre bureau.
Options des entreprises pour adopter un mica responsable
Il existe trois options pour que les entreprises adoptent activement un mica responsable :
- Arrêter d’utiliser le produit – en l’occurrence, le mica naturel.
- S’engager dans le développement de chaînes d’approvisionnement plus transparentes, en s’approvisionnant auprès d’acteurs éthiques, en prenant en compte les limites inhérentes à de telles approches.
- Concevoir et appliquer des solutions durables au problème du travail des enfants.
Il est primordial de communiquer aux clients et aux investisseurs l’approche adoptée par l’entreprise. C’est d’autant plus vrai pour des industries qui reposeraient sur une image de marque comme les cosmétiques.
Les entreprises internalisent généralement la décision d’utiliser ou non un produit, de même que celle d’engager une démarche de traçabilité. La troisième option qui vise à s’atteler aux causes profondes du travail des enfants implique, elle, que l’entreprise n’avance pas seule. Les entreprises doivent plutôt unir leurs forces et ressources dans le cadre d’initiatives collaboratives. Autrement dit, travailler ensemble aux côtés d’associations spécialisées sur ces questions.
L’exemple de l’initiative pour un mica responsable
Dans le cas du mica, des entreprises telles qu’Estée Lauder et L’Oréal ont rejoint Terres des Hommes, une association néerlandaise de défense des droits humains. Elles ont également travaillé avec des représentants de l’industrie des revêtements de peinture pour former l’Initiative pour un mica responsable (RMI), qui compte aujourd’hui près de 60 membres.
La RMI s’est fixée 3 axes de travail : la traçabilité et les normalisations, l’autonomisation des travailleurs (dans les communautés minières) et le développement de cadres juridiques pertinents. Son action s’est maintenant étendue de l’Inde à Madagascar. Comme d’autres initiatives inter-entreprises et/ou multisectorielles, l’initiative pour un mica responsable entend s’attaquer à la racine du problème. Les entreprises cherchent ainsi à assumer leurs responsabilités, en travaillant à la transparence d’une chaîne d’approvisionnement des plus opaques. L’adhésion de marques prestigieuses donne également du poids à cet effort collaboratif.
Nouveaux axes d’action concertée pour un mica responsable
Pour la RMI comme pour d’autres initiatives collaboratives, les détracteurs considèrent que les résultats obtenus seraient insuffisants, l’industrie pouvant jouer un rôle beaucoup plus important. D’autres critiques font valoir la possibilité pour les entreprises d’abandonner le mica puisqu’il existe des alternatives qui ne nécessitent pas d’extraction minière.
Au final, l’impact d’initiatives multisectorielles de ce type dépend d’une articulation solide des 3 dimensions suivantes :
- Aligner les attentes des parties prenantes (entreprises, institutions nationales et locales, régulateurs, organismes de normalisation et syndicats, communautés locales, etc.) ;
- Développer et intégrer des outils communs d’approvisionnement et de traçabilité pour répondre aux exigences en fonction des capacités des différentes parties prenantes ;
- Promouvoir activement le partage d’informations pertinentes entre les principaux acteurs industriels, pour faciliter des approches de benchmark doublées d’un suivi des performances et la publication de rapports de progrès.
Pour une action concertée sur 3 fronts
Pour des résultats concrets, une collaboration sectorielle dépend d’une action concertée sur au moins 3 fronts. C’est d’ailleurs ce que soulignait Ksapa dans un récent wébinaire sur l’approvisionnement responsable en matières premières :
- Développement et amélioration du cadre réglementaire dans les pays producteurs ;
- Le développement et le renforcement de certifications capables de garantir la cohérence des pratiques à travers la chaîne d’approvisionnement, sur la base d’exigences sociales, environnementales et éthiques explicites (notamment s’agissant de la définition de ce qui constitue le travail des enfants) ;
- Le renforcement des capacités pour mobiliser les travailleurs – et tout particulièrement les plus vulnérables d’entre eux – en s’adaptant à leurs besoins spécifiques. L’objectif est ainsi de construire une compréhension commune des attentes en matière de pratiques responsables, grâce au transfert de compétences correspondantes. C’est précisément ce que propose la suite numérique SUTTI de Ksapa.
Conclusion
Il n’y a pas de solution simple aux enjeux de l’approvisionnement responsable… qu’ils soient liés aux droits humains ou à l’environnement. A l’inverse, une approche uniforme est vouée à l’échec.
Toute entreprise confrontée à ces enjeux dans sa chaîne d’approvisionnement doit donc peser le pour et le contre de 3 options distinctes. Ne plus utiliser les produits correspondants. Opter pour des sources d’approvisionnement aussi éthique que possible. Et enfin, rester et prendre part au développement de solutions de long terme.
Une chose est sûre : elles ne peuvent pas passer le problème sous le tapis en espérant qu’il disparaisse.
Diane Osgood
Pionnière du développement durable et fondatrice de Osgood Consulting, Diane aide des entreprises telles que Virgin, DuPont et Dow à combiner profit, raison d'être sociétale et performance ESG.