Cet article mis à jour a été initialement publié sur Paris Innovation Review, qui publie, sur des sujets d’intérêt mondial, des articles reflétant une pensée rigoureuse, libre et pénétrée par le sens de l’intérêt collectif.
Les débats portés lors du forum de Davos 2019 ainsi que les discussions animées en France autour de la Loi Pacte se sont beaucoup focalisés sur le rôle de l’entreprise dans la société. Cinq profondes mutations sociétales sont en cours et vont bousculer les entreprises. Comprendre ces mutations et leurs implications ouvre sur autant de pistes de réflexion à même de nourrir la capacité d’innovation, et créer de la valeur pour les clients et parties prenantes.
1. La question du sens et de la finalité des produits et services conditionne la performance
Prenons l’exemple du secteur de l’énergie, à la fois pionnier des nouvelles technologies, capable pendant des décennies d’attirer les meilleurs ingénieurs, au cœur des enjeux géopolitiques de toute société, clé de voûte de la transition énergétique et pourtant décrié de plus en plus du fait de l’empreinte carbone et polluante massive du pétrole et du gaz, du rejet massif du nucléaire après Fukushima. Le secteur énergétique fait-il partie du problème ou de la solution aux besoins de sociétés toujours plus énergivores, mais soucieuses de se décarboner de manière de plus en plus radicale ?
Dans un contexte de perte généralisée de sens et d’engagement dans le projet d’entreprise, dans lequel la fidélité réciproque du salarié et de l’entreprise n’ont plus rien d’évident y compris chez les plus diplômés, mais aussi de compétition effrénée dans laquelle la qualité du service permet de fidéliser et créer de la marge autour des produits, la question de l’implication du salarié est primordiale.
Le secteur de l’énergie réalise de faibles marges sur les produits finis (vente au détail d’énergie sous toutes ses formes). La capacité de la direction de l’entreprise à donner un sens sociétal fort à son activité – « faire partie de la solution et non du problème en matière de transition énergétique décarbonée » est cruciale.
Pour d’autres secteurs, c’est la qualité de l’expérience client qui contribue à donner du sens à un travail perçu comme une relation. La satisfaction du client renvoie alors à celle du salarié, l’un et l’autre se retrouvant autour d’un « travail bien fait », dans un échange qui ne se limite pas à une transaction désincarnée réduite à un prix. Ce point est capital dans les services, mais engage aussi une partie croissante du monde industriel, où la dimension de service est de plus en plus présente.
L’expérience client peut alors devenir un levier de compétitivité essentiel, dès lors qu’on l’articule au sens du travail. Reconnaître cette logique exige d’en tirer les conséquences. toute entreprise qui identifie l’expérience client comme levier clé de sa capacité à fidéliser et créer de la valeur doit refonder un contrat social liant l’activité de l’entreprise à son écosystème sociétal (salariés, partenaires, clients), en clarifiant une utilité sociale positive claire pour ses produits et services.
2. La donne environnementale, et avant tout climatique, exerce une pression exponentielle sur les entreprises
L’année dernière, dans un contexte d’emballement médiatique et réglementaire sur les déchets plastiques et la pollution des océans, le leader du café à emporter Starbuck a pris une décision révolutionnaire pour un secteur marqué lui aussi par les faibles marges, mais également par la forte volatilité des clients : faire payer l’emballage plastique au consommateur qui veut emporter son café. A priori, c’est rendre l’achat moins attractif. C’est aussi refléter un coût environnemental porté par la production et la pollution de l’emballage plastique si intimement lié au modèle économique de l’entreprise. C’est donc acter un changement sociétal majeur : la pression environnementale est devenue telle qu’il est préférable de s’y adapter voire de la devancer plutôt que de la subir.
L’inflation réglementaire sur les sujets environnementaux, et avant tout climatiques, est exponentielle depuis 25 ans. La mobilisation de différents acteurs – société civile, investisseurs, juristes, leaders économiques, villes et territoires – encourageant les entreprises à décarboner leurs activités et mieux prendre en compte la biodiversité est désormais devenue systémique.
Les entreprises du secteur de l’énergie, en première ligne, sont scrutées en priorité. Toutefois, l’initiative de Starbuck illustre un effet domino systémique beaucoup plus large, irriguant progressivement tous les acteurs et toutes les filières économiques. Derrière la question climatique et la production d’énergie se posent rapidement des questions de budget carbone dont l’horizon possible est de demander à chaque acteur économique de progressivement concentrer ses approvisionnements en énergie fossile pour des besoins rationnés et réellement indispensables. Dans cette perspective, l’emballage plastique des Trente Glorieuses devient d’un coup daté, irresponsable, et les attentes des clients commencent à s’aligner sur cette prise de conscience.
Cette pression environnementale exponentielle ne se jouera pas seulement sur les grands sujets déjà identifiés, ni dans un cadre étroitement réglementaire.
Plus largement, cette pression environnementale exponentielle portée sur les entreprises ne se jouera pas seulement sur les grands sujets déjà identifiés (transition énergétique, pollution), ni dans un cadre étroitement réglementaire. Elle est en passe de devenir systémique, en se diffusant sous des formes nouvelles, pas toujours faciles à détecter car elles touchent à des enjeux variés: usages de l’eau, impact des activités et des implantations sur la biodiversité, taux d’insertion des produits dans l’économie circulaire, aspects de santé publique échappant aux réglementations en vigueur. Un bon exemple est la question du plastique: pour certaines entreprises, elle est abordée par le prisme de son empreinte carbone, mais ce serait une erreur de s’en tenir là car son acceptabilité est de plus en plus questionnée du fait de son impact grandissant sur la santé humaine au travers de micropollutions marines réinjectées.
La pression environnementale est exponentielle et traverse toutes les activités. L’entreprise peut s’y trouver confrontée sans l’avoir vu venir. Il est crucial d’être en mesure d’anticiper des questions en les posant en interne avant qu’elles ne soient posées, brutalement, en externe. Refonder une conception et une production des produits et services plaçant la question climatique et environnementale au cœur des processus devient une nécessité pour rester compétitif, créer de la valeur et rassurer ses partenaires économiques.
3. La fracture sociale grandissante exige une implication plus forte des entreprises sur les questions de croissance inclusive
La question des inégalités taraude les échanges mondiaux mais mine également les grands pays développés, confrontés au retour d’inégalités qui peuvent avoir des effets dévastateurs sur leurs institutions et leur économie. Le mouvement Gilets Jaunes est venu éclater fin 2018 en France comme fait majeur illustrant au mieux ce que toute sorte d’études et de statistiques avaient cherché à annoncer depuis 30 ans…
Loin d’une considération française, la question de croissance inclusive est globale. Le drame du Rana Plazza a mis par exemple les marques du secteur textile en face de la réalité crue d’un modèle économique globalisé actant une prise de risques maximale pour produire avec les coûts les plus bas, alors même que ce modèle économique peine à se révéler rentable. Dans un contexte international d’inégalités grandissantes, identifiées comme facteur majeur d’instabilité géopolitique majeure menaçant même les démocraties les plus établies, le G20 de Hambourg en 2017 a rappelé l’urgence de créer les conditions macroéconomiques d’une croissance devant devenir plus inclusive. Le G7 de Biarritz en août 2019 viendra rappeler l’importance du traitement des inégalités dans les politiques des Etats les plus riches.
L’entreprise, vecteur de création de richesses par excellence, dans un monde malade de ses inégalités, est dans l’œil du cyclone : la fuite en avant de la compétitivité tirée par la recherche constante de bas coûts de court terme à tous les niveaux, l’optimisation fiscale, l’absence de retombées territoriales tangibles de long terme associés à l’activité de l’entreprise sont des pratiques qui deviennent subitement particulièrement indésirables.
Pour l’entreprise, de plain-pied dans la mondialisation, confrontée dans un monde qui change très vite à des dilemmes délicats touchant les fondamentaux de son modèle économique, la refonte de son modèle et de sa capacité à créer et partager de la richesse le long de sa chaîne de valeur se redessine autour d’attentes très concrètes : salaire décent, accès aux produits et services pour les plus vulnérables, employabilité et création d’emplois, partage des richesses avec les partenaires économiques, collectes et contributions fiscales jugée équitables par les parties…
Les attentes portées par les questions de croissance inclusive invitent les décideurs à porter un regard nouveau sur leur entreprise. L’entreprise est invitée à sortir d’un modèle de coûts de court terme pour penser une compétitivité de plus long terme s’appuyant sur sa légitimité à devenir un vecteur de développement économique pour son écosystème. À en tirer avantage et compétitivité du fait de sa capacité à identifier de nouveaux marchés. À mieux maîtriser et optimiser ses coûts réels de productions en factorisant les externalités de manière plus pertinente. À renforcer son rayonnement et son attractivité dans son écosystème pour nourrir un positionnement de partenaire de référence avec lequel tout le monde veut travailler et faire des affaires.
4. La révolution numérique rebat les cartes du partage de la valeur créée entre territoires et entre acteurs économiques
Le téléphone portable est une illustration très concrète de ce qui se joue actuellement. Les différentes dépenses associées à son usage rémunèrent principalement l’entreprise qui donne son nom à l’appareil (Apple, etc.) et le fournisseur d’accès qui permet les échanges de données. Mais les services proprement dits ne touchent que la portion congrue : 2/3 des développeurs Androïd sont considérés sous le seuil de pauvreté alors qu’ils font toute la valeur de l’appareil pour le client : informations, réseaux, outils de proximité, jeux. La valeur perçue par le client n’est pas la même que la distribution des richesses générées par ses transactions. Et les territoires dans lesquels la richesse est collectée sont très différents des territoires dans lesquels s’effectuent les transactions.
Ainsi la révolution numérique en cours, majeure, rebat les cartes de tous les modèles sociaux et commerciaux établis après la seconde guerre mondiale et demande une refonte concrète des modèles fiscaux – comment s’assurer de définir une assiette fiscale répondant à des chaînes de valeur mondialisées. Il faut également adapter le modèle de collecte et transferts de fonds assurant la sécurité sociale principalement tournée vers le salariat dans un monde qui voit le nombre de travailleurs indépendants augmenter significativement. On peut aussi se demander si les solutions d’arbitrage proposés par l’OMC restent pertinents dans un monde offrant des produits et services virtuels partageant la valeur entre une multitude d’acteurs fragmentés. L’OCDE a lancé une initiative de taxe digitale mondiale fin 2018 dans un contexte où la France a décidé aussi de faire cavalier seul pour taxer les entreprises digitales sur le chiffre d’affaires au lieu des bénéfices en 2019. Le paysage fiscal est en train d’évoluer et chercher les moyens de s’adapter à cette nouvelle donne
En réponse, les entreprises sont condamnées à trouver le meilleur compromis entre d’une part, innover pour continuer à toucher et satisfaire des clients en investissant de plus en plus dans des canaux digitalisés, et d’autre part, trouver des modèles économiques permettant de continuer à capter la valeur produite par les innovations. Ces dynamiques sont intéressantes puisqu’elles invitent en fait l’entreprise à intégrer activement les mutations sociétales déjà évoquées autour du triptyque structuré autour des questions de sens et de finalité des produits, de pression environnementale exponentielle et de demande de croissance plus inclusive. Par exemple, différentes études montrent comment les stratégies de délocalisation ou d’approvisionnements dans des marchés à bas coûts sont sérieusement remises en question aujourd’hui et qu’au contraire, des modèles de relocalisation permettent de renforcer la compétitivité et capacité à créer de la valeur et maximiser les marges. Un des éléments majeurs de ce revirement est la prise de conscience d’une perte de compétences du côté de la conception, quand le lien avec la production est rompu. La maîtrise industrielle est aussi un facteur d’innovation.
En réponse également, ces mutations sociétales invitent les entreprises et les Etats à étudier de nouveaux modes de coopération : entreprise et État ont particulièrement besoin l’un de l’autre pour s’adapter à la triple dynamique environnementale (transition énergétique), sociale (employabilité pour adapter l’emploi et moderniser les entreprises) et sociétale (offrir par exemple une sécurité sociale et maladie même aux plus vulnérables dans un contexte de tensions sociales fortes mauvaises pour les affaires comme pour la stabilité politique) en cours. Ruse de l’Histoire, l’impôt et la redistribution s’imposent comme des leviers évidents pour permettre aux États et à leurs acteurs économiques de s’adapter, dans un contexte marqué par des États en guérilla fiscale entre eux – même au sein de l’Union Européenne – et des grandes entreprises qui ont érigé l’optimisation fiscale en principe stratégique. La conséquence étant la perte de richesses disponibles à un niveau macroéconomique pour adapter les sociétés et les entreprises aux dynamiques en cours à leur niveau microéconomique.
5. La complexité de ces mutations sociétales impose à l’entreprise de s’appuyer sur une nouvelle gouvernance
Comment appréhender les implications de ces mutations sociétales complexes dans les stratégies et prises de décision des organisations ? Comment assurer une meilleure coordination des parties prenantes au sein de l’entreprise, décrypter les implications des mutations sociétales en cours, prendre des décisions consensuelles, lancer des actions concertées pertinentes ?
Au mieux, on peut évoquer la question du coût d’opportunité. Tant pis pour les entreprises si elles ne s’équipent pas des moyens leur permettant de mieux piloter la complexité en jeu et d’en saisir les opportunités. On est là dans le jeu du leadership et du cycle de vie des acteurs économiques avec ceux qui s’adaptent et les autres. Au pire on peut se poser la question de garde-fous et de gouvernance permettant de réduire les risques. Un sujet comme l’intelligence artificielle pose par exemple rapidement de nombreuses questions quant aux applications commerciales recherchées en s’appuyant sur des algorithmes dont on maîtrise finalement mal les théories mathématiques sous-jacentes. Comment prioriser les sujets ? Comment s’assurer de la présence des bonnes expertises en interne et les coordonner efficacement dans un travail d’intelligence collective ? Avec quelles conséquences éthiques ou environnementales par exemple ? Et quelles implications juridiques, commerciales, réputationnelles ?
Dans tous les cas, le sujet est majeur car les intérêts financiers et sociétaux autant que les conséquences juridiques portées sur les épaules des dirigeants sont énormes. Ce n’est pas un hasard, et certainement pas pour des raisons d’éthique et d’image, que les sommets de Davos se succèdent en se focalisent toujours plus sur les questions environnementales et sociales. Il y a urgence. En France, le rapport Notat-Senard ouvre la porte à une gouvernance renouvelée invitant à une analyse formelle, méthodologique et documentée des implications environnementales et sociale des décisions. Aux Etats-Unis, à s’entêter à ne pas reconnaître ces mutations sociétales et leurs implications pour faire évoluer les métiers et produits de Facebook dans des marchés qui ont évolué profondément depuis sa création en 2004, Mark Zuckerberg vient de perdre plus de 50 milliards de dollars en bourse. Un exemple à méditer. Les mutations sociétales présentées dans cet article ne seront nouvelles pour personne, mais leur accélération récente et l’ampleur de leur impact pourraient surprendre.
Auteur de différents ouvrages sur les questions de RSE et développement durable. Expert international reconnu, Farid Baddache travail à l’intégration des questions de droits de l’Homme et de climat comme leviers de résilience et de compétitivité des entreprises. Restez connectés avec Farid Baddache sur Twitter @Fbaddache.