En Europe comme ailleurs, un devoir de vigilance européen se met en place. Deux éléments du Green Deal de l’Union européenne obligent désormais les entreprises et les entités financières à renforcer leur diligence raisonnable en matière de droits humains et d’environnement. Il s’agit de la Taxonomie verte et la directive sur le reporting de la finance durable (SFRD). Cartographier ses risques liés à l’environnement ou aux droits humains s’impose donc aux entreprises et investisseurs basés ou travaillant avec l’Union Européenne. Il s’agit qui plus est de mettre en place un plan d’action. Vérifier et collecter les retours d’expérience sur l’impact des mesures mises en place. Enfin, documenter l’ensemble du processus.
De l’urgence d’une approche systémique de diligence raisonnable
Depuis près de 20 ans, les audits sociaux mettent systématiquement en évidence des risques récurrents. On pense par exemple à la sécurité, au travail forcé et aux heures supplémentaires. Des catégories d’achats et géographies stratégiques présentent donc un risque a priori élevé.
Au titre des Principes de l’Equateur notamment, les entreprises qui font appel à des financements externes doivent de plus en plus justifier de leurs impacts. Elles doivent se positionner sur des enjeux complexes et sensibles, comme le déplacement de populations, le trafic humain, la dégradation sociale dans les territoires, la cohabitation des activités économiques ou encore le respect d’activités traditionnelles ou religieuses dans le développement de programmes.
Depuis la COP21, les enjeux climatiques s’immiscent dans l’agenda des droits humains. En cette année de COP15 sur la biodiversité, la communauté scientifique et politique s’est accordée sur l’interconnexion entre protection de l’environnement et des droits humains. La compréhension de ces différents enjeux et de leurs convergences est complexe… Sans parler de leur dimension politique évidente. Certains leaders locaux peuvent en effet instrumentaliser les questions de diligence raisonnable pour faire avancer des agendas territoriaux avant tout politiques.
En réponse face à la complexité des sujets, investisseurs comme entreprises doivent démontrer leur capacité à :
- Traiter d’un large spectre d’enjeux pour cartographier leurs risques spécifiques,
- Conduire des efforts proactifs d’atténuation des risques,
- Rendre pleinement compte des progrès réalisés.
Traductions dans la réglementation européenne
La prochaine directive de diligence raisonnable de l’Union européenne fait écho à d’autres leviers réglementaires. La politique d’embargo des douanes américaines en fait partie. De nombreuses approches de vigilance en matière de droits de l’Homme émergent au niveau national et multilatéral. Tout converge pour faire d’un solide plan de respect et promotion des droits humains la condition sine qua non de la conduite des affaires.
A titre d’exemple, la nouvelle directive de reporting de développement durable (CSRD) de l’Union européenne inclue des considérations de droits humains. Pas moins de 50,000 entreprises européennes seront donc appelées à développer de la donnée fiable et comparable sur ces enjeux à partir de 2023. Outre les grands groupes, les entreprises de plus de 250 salariés seront également sollicitées, via des standards adaptés à leurs capacités.
5 principes clefs pour une diligence raisonnable efficace
La question est donc moins de savoir si le secteur privé doit s’emparer du sujet de la diligence raisonnable… mais comment. Mais alors, dans quel périmètre ? Avec quel degré d’urgence ? Voici 5 des principes clefs d’une diligence raisonnable efficace :
1. Adopter une vision systémique dans la diligence raisonnable
La question de la diligence raisonnable en matière de droits humains est aussi complexe qu’elle est sensible. Elle peut l’être plus encore dans la sphère privée que dans la société civile. Si les entreprises et investisseurs sont régulièrement épinglés pour des atteintes aux droits humains – et donc tenues responsables d’y apporter des solutions – tout effort dans ce sens est quasi-automatiquement sujet de méfiance.
Il est par conséquent essentiel pour elles de mobiliser diverses compétences, fonctions et expériences au service de la diligence raisonnable et, plus largement, l’analyse des risques dans les organisations privées. Cette approche revient à s’interroger sur de probables biais organisationnels pour adopter la vision la plus systémique possible des droits humains. Pour ce faire, 3 principes d’action doivent guider leurs efforts :
- Explorer une réalité (un actif, un investissement, une usine, …) selon les différents droits portés par la Charte internationale des droits de l’Homme. L’organisation se force ainsi à s’interroger au moins une fois sur la pertinence de tel ou tel droit. De là, elle se prononcera sur la probabilité de l’occurrence d’un risque et ce, dans un contexte opérationnel concret ;
- Démultiplier les perspectives (de salariés, sous-traitants, riverains…) pour analyser les réalités en fonction du quotidien de différents détenteurs de droits. Une attention toute particulière doit être portée à des segments vulnérables définis sur la base de critères aussi objectifs que possible (réalités statistiques de discrimination et marginalisation, éducation et connaissance de droits, revenus…) ;
- Clarifier un maximum les responsabilités de chacun. La capacité à traiter de ces enjeux n’est par exemple pas la même pour une entreprise où la décision managériale relève d’un contrôle majoritaire, par rapport à une Joint-Venture minoritaire. Il conviendra alors d’influencer et mobiliser positivement un acteur économique local.
2. Calibrer les plans d’action et mesures correctives
Il ne peut y avoir d’analyse complète des risques – et a fortiori de diligence raisonnable – sans dialogue inter-parties prenantes. Sans elles, l’entreprise n’a pas les équipes, moyens ou outils pour gérer tous ses enjeux. Sans parler de couvrir toute sa chaîne de valeur avec le bon niveau de granularité, en s’adaptant aux réalités locales. L’entreprise a tout à gagner à nouer un dialogue continu, proactif et ouvert avec ses parties prenantes. De ce fait elle connaît ses risques au niveau local. C’est peut-être encore plus important pour s’assurer de la pertinence de ses mesure de remédiation. Aussi, en fin de compte, elle peut suivre ses progrès dans le temps.
Le principe de réalité, cependant, exige d’adapter ses activités de dialogue inter-parties prenantes en fonction du cycle de vie du projet :
a) Pour planifier un projet, l’entreprise doit identifier ses principales parties prenantes.
Il s’agit pour elle de cartographier ses impacts positifs et négatifs, qu’ils soient avérés ou potentiels. Comment sinon, déterminer la gravité de ces risques ? Le potentiel de remédiation ? L’influence de l’entreprise pour y palier ? Il s’agira de sonder les besoins de la communauté et les ressources à sa disposition. L’entreprise pourra ainsi s’adapter dans les phases ultérieures du projet. Elle pourra notamment inclure des considération de remédiation des risques liés aux droits humains dans ces contrats et négociations.
Les entreprises sous-estiment souvent leur capacité d’influence en matière de droits humains. C’est particulièrement vrai au moment d’échanger avec des autorités publiques chargées d’attirer des capitaux étrangers. Rien n’empêche pourtant d’imposer des garanties. On pense notamment au respect de standards internationaux sur la conduite de consultations publiques, le déplacement de populations et la validité de titres de propriété… Ce sont autant d’enjeux sensibles sur lesquels les autorités locales devront statuer avant d’investir dans un territoire. Une fois installé et cette phase de négociation terminée, la capacité d’influence auprès des autorités publiques locales est infiniment plus faible…
b) Une mobilisation suivie des parties prenantes locales est une aide précieuse pour la prise de décision sur la mise en œuvre d’un projet.
Il est en effet toujours plus simple de proactivement se saisir d’un enjeu sensible que d’en gérer les conséquences, une fois les dommages engendrés. C’est en tout cas moins coûteux. Dans nombre de cohabitations d’activités économiques ou traditionnelles (pêche en bordure d’activités industrielles, respect d’un lieu cultuel ou sacré…), la concertation en amont du projet permet souvent d’identifier des solutions viables.
c) En phase de suivi et d’évaluation, l’entreprise doit créer les conditions d’un dialogue direct et confiant avec ses parties prenantes.
Ces dernières sont aux prises directes avec les éventuels impacts du projet, qu’il soit positif ou négatif. La mise en place de mécanismes de dialogue et de pilotage des dispositifs correctifs pertinents est indispensable : cercles de discussion, points de contact, médias sociaux…. Par exemple, des sous-traitants qui s’installent de manière temporaire à proximité de villages en allant à l’encontre des droits des riverains doivent être sanctionnés. Cela suppose d’avoir formalisé des clauses contractuelles et des actions de sensibilisation auprès de ces entreprises. Il faudra avoir mis en place un système de dialogue avec les riverains pour s’assurer leur confiance dans la remontée de griefs.
Cela dit, l’environnement opérationnel d’un projet évolue. Un projet de développement agricole pourra être confronté à l’exode rural ou à l’artificialisation des sols liée à une urbanisation rapide. L’organisation doit donc prévoir d’actualiser sa cartographie de risques de façon cyclique. Là encore, les parties prenantes ont un rôle clef à jouer.
3. Adopter et relayer la perspective des ayants droits
Impliquer les parties prenantes dans sa diligence raisonnable, c’est identifier qui doit y participer. Les entreprises utilisent des cartographies de parties prenantes génériques, souvent principalement institutionnelles (partenaires financiers, autorités publiques…). C’est bien souvent la moitié du travail. Au-delà, il s’agit d’aller identifier les parties prenantes les plus sensibles, représentant la diversité, qui sont aussi plus difficiles à mobiliser. Un projet d’électrification rurale devra pour exemple se rapprocher de personnes par définition éloignées des réseaux usuels.
Leviers de créativité dans le dialogue inter-parties prenantes
Pour faire preuve de créativité dans la documentation des perspectives des ayants droits, on pensera notamment aux approches suivantes :
- Les médias sociaux offrent une base de données des plus riches pour identifier des acteurs et initiatives locaux passibles d’apporter leur expertise à un effort de diligence raisonnable ou de consultation des parties prenantes. Il faudra cependant veiller à la pertinence de cet outil pour mobiliser les cibles voulues. Elle peuvent cependant être assez lointaines au vu de leur âge, degré d’alphabétisation ou de fracture numérique ;
- Prioriser les groupes vulnérables. On veillera à mobiliser des minorités visibles capables de partager une expérience pratique. On pense notamment à l’autonomisation de la femme ou des conditions de vie de travailleurs migrants.
- Désintermédier le dialogue. Plus les parties prenantes sont éloignées des opérations et des représentations classiques de l’organisation, plus il est essentiel de redoubler de soin dans l’organisation d’instances de dialogue. Il est essentiel de conduire des entretiens directs avec ces parties prenantes, pour valider la pertinence de ses hypothèses de travail. Il s’agit d’une part de relayer les réalités des parties prenantes avec leurs propres mots et, de l’autre, de revisiter régulièrement l’efficacité des plans d’action correspondants.
4. Activer les mécanismes d’implémentation et des recours pour les parties civiles
Un processus de dialogue continu permet aux parties prenantes de pleinement participer à la prise de décisions clés pour l’orientation du projet et l’allocation de ressources. Elles ont littéralement leur mot à dire dans sa mise en œuvre et le renforcement des capacités correspondantes (communication, supervision transparente des budgets…).
Les mécanismes d’implication des parties prenantes incluent typiquement les instances suivantes :
- Présence sur les médias sociaux et discussions en ligne,
- Communications régulières sur l’avancement des projets,
- Bureaux d’information
- Comités/conseils de développement communautaire multipartites,
- Comités consultatifs de projet,
- Mécanismes de plaintes.
Le développement de systèmes pertinents de remontée des griefs est au cœur des discussions autour de la prochaine directive européenne de diligence raisonnable obligatoire. Il s’agira de dépasser une logique strictement descendante de gestion des réclamations et de doter les victimes d’un recours au civil – voire au pénal. La transparence conditionne donc nécessairement l’efficacité des systèmes de gouvernance du dialogue inter-parties prenantes.
5. Faire preuve de transparence dans la diligence raisonnable
Nous traversons une ère d’information constante et de digitalisation des organisations. Une politique de vigilance implique des efforts sincères pour comprendre, partager un retour d’expérience et développer des solutions. Les organisations doivent donc expliciter leur méthodologie de diligence raisonnable et justifier de l’identification et la priorisation de leurs risques. Elles seront alors à même de documenter leurs efforts de dialogue, en diffusant largement de l’information auprès de leurs parties prenantes.
Pour autant, à l’impossible nul n’est tenu. Les organisations ne contrôlent pas l’ensemble de leurs risques. Encore moins seules. Des enjeux endémiques exigent de travailler de façon collaborative, quitte à ne s’atteler à une partie du problème. Une logique d’amélioration continue sera cependant toujours plus audible que l’absence ou l’opacité de l’entreprise. En d’autres termes, l’exercice de vigilance appelle les entreprises à dire ce qu’elle font… et faire ce qu’elles disent. C’est d’autant plus vrai des questions relatives aux droits humains, nécessairement complexes, sensibles et mouvantes dans le temps.
Conclusion | Comprendre la diligence raisonnable en interrogeant ses limites
Des contraintes croissantes imposent le travail de vigilance aux investisseurs et aux entreprises. Il s’agit de mieux comprendre, cartographier, agir et mesurer – pour prouver qu’une opération n’est dommageable ni pour les droits humains ni pour l’environnement. C’est finalement la base de toute démarche professionnalisme.
Différents enjeux demeurent cependant à la marge :
- Le digital – La digitalisation des activités défie l’univers usuel des droits et l’appréciation du risque attenant. Des travailleurs migrent typiquement d’un pays à l’autre pour travailler sur des chantiers. La gestion de leurs données peut générer des risques en matière de droits humains, puisqu’elle pourrait aider leur gouvernement à mieux davantage, au moins digitalement, ces « diasporas ».
- Le climat – et plus largement les enjeux environnementaux. Malgré des liens évidents, certains rechignent pourtant à intégrer ces questions dans l’exercice de vigilance. Dans un territoire donné, la réflexion sur les impacts climatiques amène par exemple à s’interroger sur la gestion des stress hydriques.
- La relation client – Si l’on se focalise à juste titre sur la sous-traitance et l’amont des approvisionnements, l’utilisation des produits et services par les clients pose également question. L’essor de la Big Data semble amplifier plutôt que corriger les risques. Actant le fait que certains profils sont historiquement victimes de discriminations, les fournisseurs de services devront notamment travailler en étroite collaboration avec leurs clients pour développement des dispositifs correctifs pertinents.
Il s’agit d’aller au-delà de traditionnelles considérations comme les conditions de travail dans la sous-traitance. Interroger les limites de l’exercice permet en effet au secteur privé d’anticiper l’indubitable complexification des attentes en matière de diligence raisonnable pour aligner entreprises et parties prenantes sur les risques et leur prise en compte.