Loi sur le Devoir de Vigilance française. Loi sur l’esclavage moderne britannique. Quels retours d’expérience?

Ces récentes années, le Royaume-Uni et la France ont été les pionniers en matière de lois de diligence raisonnable obligatoire. L’OCDE a publié en 2018 ses lignes directrices pour aider les entreprises à mettre en œuvre des programmes de diligence raisonnable en matière de droits humains. L’Allemagne ou la Suisse sont en train de mener leur propre réflexion en matière de lois de diligence raisonnable, et rejoindront probablement le peloton de tête d’ici 2022. Une directive de l’UE pourra probablement encourager les entreprises dont le siège social se trouve en Europe à faire preuve de diligence raisonnable en matière de droits de l’homme d’ici 2025. Il est clair que le paysage évolue sur ces questions. Que faut-il apprendre du Modern Slavery Act du Royaume-Uni et du devoir de vigilance mis en oeuvre en France ?

Attendus du Devoir de Vigilance français et du Modern Slavery Act britannique. Ce qu’il y a de commun et de différent

En vertu de la loi, les entreprises opérant à partir du Royaume-Uni ou de la France sont tenues de mener les activités suivantes en matière de respect ds droits humains:

  • La loi britannique sur l’esclavage moderne stipule que l’entreprise doit publier une déclaration annuelle si son chiffre d’affaires dépasse 36 millions de livres sterling et si tout ou partie de ses activités sont réalisées au Royaume-Uni. Elle doit confirmer les mesures prises pour garantir que l’esclavage et la traite des êtres humains sont absents de la chaîne commerciale et d’approvisionnement, ou elle doit déclarer qu’aucune mesure n’a été prise.
  • Les entreprises soumises à la loi sur le Devoir de Vigilance en France doivent désormais mettre en place des mécanismes de prévention des violations des droits humains, de la sécurité et des impacts environnementaux tout au long de leur chaîne d’approvisionnement, y compris pour leurs filiales et sociétés sous leur contrôle. Ces mécanismes doivent faire l’objet d’un rapport annuel dans le cadre d’un  » plan de vigilance « .

Les exigences portées par les lois françaises et britanniques sont similaires en ce sens qu’elles appellent toutes deux les entreprises à identifier de manière proactive les risques pertinents susceptibles de survenir dans l’ensemble de leurs opérations ou de leurs activités de chaîne d’approvisionnement notamment sur des questions de droits humains. Les exigences sont également très différentes à trois niveaux :

  • La loi britannique sur l’esclavage moderne se concentre sur la question de l’esclavage moderne, dans ses multiples dimensions (trafic humain, travail forcé notamment). La loi française sur le Devoir de Vigilance ouvre un champ très large de questions.
  • La loi britannique sur l’esclavage moderne est similaire à la loi californienne sur la transparence dans les chaînes d’approvisionnement qui appelle les entreprises à rendre compte de leurs efforts. La France va beaucoup plus loin en demandant aux entreprises de mettre en place un plan de vigilance face aux risques. Les exigences de la France sont plus proches des principes directeurs de l’ONU sur les entreprises et les droits de l’homme: ces principes attendent des entreprises qu’elles démontrent leur capacité à non seulement identifier mais surtout réduire les risques.
  • Les sanctions possibles en cas de non-respect sont également très différentes. Les sanctions en France concernant la loi sur devoir de vigilance ne sont pas vraiment fortes – à l’exclusion des enquêtes ciblées menées par un juge. Un juge peut être sollicité par toute personne physique ou morale (salariés, syndicat, ONG, association locale, municipalité…) pour enquêter sur des cas spécifiques. Les entreprises peuvent alors être tenues responsables si des individus lésés par le défaut d’une entreprise d’établir ou de mettre en œuvre un plan demandent des dommages-intérêts pour négligence de l’entreprise. Le Royaume-Uni va plus loin : Le UK Modern Slavery Act peut entraîner une amende illimitée de la part de n’importe quelle entreprise éligible.

Quels enseignements tirer des rapports publiés à ce jour en vertu des lois françaises et britanniques sur la diligence raisonnable?

Des universités, des ONG ou des associations professionnelles ont procédé à de multiples évaluations et analyses comparatives pour évaluer les rapports initiaux et la façon dont ils se sont améliorés au fil du temps. Voici quelques leçons que j’ai trouvées intéressantes à la lecture de plusieurs de ces revues.

Pour commencer par une note positive, voici quelques remarques sur des progrès constatés:

  • La plupart des entreprises étaient très critiques et nerveuses face à ces lois. Nombre d’entre elles travaillaient pourtant depuis des décennies sur des programmes visant à améliorer la performance sociale et environnementale de leurs chaînes d’approvisionnement. Ce n’était pas crédible de prétendre investir des ressources dans des programmes, et en même temps de refuser de soutenir des lois générant des règles du jeu plus équitables pour les entreprises homologues qui doivent désormais toutes se conformer aux mêmes règles. La cartographie des risques réels et les plans d’atténuation des risques sont des activités longues et complexes. Avec les premiers rapports, n’importe quel expert peut rapidement repérer les leaders et ceux qui n’ont encore rien compris. N’importe quelle personne ayant une bonne expertise métier ou fonctionnelle (analyste extrafinancier, investisseur ESG, ONG ou syndicat par exemple) connaît les enjeux et peut évaluer en quelques minutes le niveau de maturité des entreprises. Il est difficile de continuer à fonctionner en se cachant derrière son petit doigt sans prendre au sérieux les questions de droits humains.
  • La simple ignorance et le manque de sensibilisation des personnes en première ligne sont la source de nombreuses violations quotidiennes de droits humains. A cet effet, la loi britannique sur l’esclavage moderne, davantage que la loi française sur le devoir de vigilance, a été une excellente initiative, soutenue par de multiples programmes de communication créatifs pour sensibiliser tout le monde à ce que peut être l’esclavage moderne, et comment les situations d’esclavage moderne peuvent être observées au quotidien, n’importe où au Royaume-Uni et ailleurs.
  • Le Devoir de Vigilance français encourage clairement les entreprises à investir dans l’expertise et les ressources afin de faire passer les entreprises à un niveau supérieur dans leur capacité à définir, évaluer et déployer des solutions permettant de réellement atténuer des risques. Il s’agit à ce jour de l’initiative la plus conforme aux attentes du Guide des Nations Unies sur les entreprises et les droits de l’homme, qui demande non seulement d’évaluer mais aussi de démontrer la capacité à atténuer les risques réels.

Pour autant, dans une note plus négative, le niveau de communication fourni par les entreprises pour se conformer à la loi britannique sur l’esclavage moderne et à la loi française sur le devoir de vigilance montre clairement les insuffisances à ce jour:

  • L’exercice reste globalement perçu par les entreprises comme un effort éthique et réputationnel. Il existe pourtant des preuves solides faisant le lien entre l’atténuation des risques pour les droits de l’homme – y compris l’esclavage moderne – et la performance générale des entreprises. La maturité n’est tout simplement pas encore là. Tant que le « business case » se limite surtout à l’éthique et à la réputation, on ne peut s’attendre à ce que des ressources limitées soient investies dans ces plans. Il s’agit là, à mon avis, d’une préoccupation majeure, car le respect des droits humains est une réflexion parmi d’autres permettant aux entreprises d’appréhender leurs risques de manière holistique et d’améliorer ainsi leur performance globale.
  • Trop souvent, la cartographie des risques n’est toujours pas étayée par une méthodologie solide. Par exemple, les efforts de communication révèlent un très faible niveau d’inclusion des parties prenantes dont les droits humains sont susceptibles d’être bafoués. Du point de vue des droits humains, la faible prise en compte du point de vue des personnes cibles dans l’évaluation des risques et des mesures correctrices demeure une préoccupation majeure.
  • Les plans de risque et de vigilance restent dans l’ensemble généraux et génériques, sans divulguer d’actions spécifiques ni montrer comment elles sont réellement appliquées et sans améliorer les pratiques au niveau des filiales ou des partenaires commerciaux en aval dans les chaînes d’approvisionnement. Il peut honnêtement y avoir de bonnes raisons dans certains cas. Les sujets sont délicats et la vie des gens peut être en danger. Les entreprises peuvent aussi avoir beaucoup plus d’informations en main que ce qu’elles sont prêtes à divulguer. Cela dit, il est très clair que l’atténuation des risques dans ces domaines exige un plan concret et pratique ancré dans le monde réel des salariés et des sous-traitants. Des plans superficiels génériques affichant des bonnes intentions ne sont en aucun cas une solution pour améliorer les pratiques sur le terrain.

Comment les pratiques vont évoluer à l’avenir pour se mettre en conformité avec l’esprit de ces lois?

Le développement de ces lois procède d’une démarche de long terme qui va tendre à se généraliser. D’ici 2025 et environ 15 ans après la publication des Principes directeurs des Nations Unies sur les entreprises et les droits humains, il est probable que les lois sur la diligence raisonnable seront davantage généralisées et feront partie intégrante des éléments de base d’une démarche de conformité. Au-delà de l’Europe d’ailleurs, des discussions similaires ont lieu par exemple en Californie, sur la base dans ce cas précis des lois votées en 2012 sur trafic humain.

En réponse, nous entrons dans une ère fascinante où les entreprises et les parties prenantes concernées vont renforcer les méthodologies, les résultats et les plans pour répondre aux questions et s’adapter aux pratiques de leur secteur. Les dynamiques suivantes vont sans doute façonner l’évolution des pratiques dans les années à venir :

  • La publication d’informations, notamment en réponse à des poursuites judiciaires ou à des scandales, va mettre en lumière certaines industries ou pratiques. Il s’agira d’un facteur clé pour améliorer la sensibilisation ainsi que les pratiques réelles qui seront attendues pour assurer de la conformité avec l’esprit des lois sur la diligence raisonnable dans une démarche de progrès continu.
  • Les cartographies des chaînes d’approvisionnement vont devenir de plus en plus complètes. Les transformations numériques et le développement de solutions basées sur la technologie vont aider à cartographier plus efficacement les chaînes d’approvisionnement complexes et leurs risques pertinents. Plus précisément, les auto-évaluations, le Big Data générant une plus grande prévisibilité ainsi que les chaînes digitales de traçabilité, dont la généralisation de technologies de type Blockchain, permettront d’accélérer et de mieux cartographier les risques pertinents en allant toujours plus loin dans les chaînes de fournisseurs et de sous-traitants.
  • Des mécanismes de remontée de plaintes sont en place pour permettre aux gens de signaler les problèmes (téléphone, email, site web, applications digitale sur téléphone mobile, bureau de collecte de plainte…). Plus la communication autour de l’utilisation de tels mécanismes va s’accroître, plus la collecte d’informations va améliorer là encore la cartographie des risques ainsi que l’efficacité des mesures mises en place pour atténuer ces risques. Les mécanismes de plaintes joueront un rôle essentiel dans l’élaboration de solutions concrètes et efficaces pour faire face aux risques et les atténuer.
  • L’expertise dans ce domaine va également s’accroître. Plusieurs codes de conduite ou normes vont de plus en plus s’aligner sur ces lois de diligence raisonnable. Cela va également relever le niveau des pratiques qui seront attendues et de plus en plus auditées le long de chaînes d’approvisionnement. Les petites entreprises vont progressivement se mettre au niveau sous la pression de la conformité réglementaire et de leurs acheteurs.

Bref, on a des États qui signent des engagements internationaux qui peinent à se voir appliquer par les entreprises hébergées dans ces mêmes États. On a des entreprises qui de leur côté ont toujours soutenu unanimement les Principes des Nations Unis en matière de droits humain, mais peinent à démontrer leur capacité réelle à respecter ces droits humains dans leurs propres opérations et le long des activités de leurs filiales et sous-traitance. Ces lois participent d’un processus permettant de réduire ces asymétries et de mettre progressivement les activités des entreprises en conformité réelles avec les principes… que ces mêmes entreprises disent spontanément vouloir soutenir.

Farid Baddache auteur de ce blog sur les thématique de résilience, d'impact et d'inclusion
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Auteur de différents ouvrages sur les questions de RSE et développement durable. Expert international reconnu, Farid Baddache travail à l’intégration des questions de droits de l’Homme et de climat comme leviers de résilience et de compétitivité des entreprises. Restez connectés avec Farid Baddache sur Twitter @Fbaddache.

7 Commentaires sur “Loi sur le Devoir de Vigilance française. Loi sur l’esclavage moderne britannique. Quels retours d’expérience?

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