L'UE prépare une législation sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de droits humains. Etat des lieux.

UE : vers un devoir de vigilance obligatoire

Depuis plus de 10 ans, les entreprises appliquent les Principes Directeurs des Nations Unies sur les Entreprises et les Droits de l’Homme. Faisant écho à de multiples réglementations nationales – notamment en Californie, en France, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas ou en Allemagne – la Commission Européenne a annoncé la mise en œuvre d’une directive sur la diligence raisonnable obligatoire en matière de Droits Humains en 2021. Quels sont les retours des entreprises à date ? Une directive européenne peut-elle imposer le respect des Droits Humains sur l’ensemble des chaînes d’approvisionnement, au-delà de ce qui existe déjà ? Quel impact la pandémie Covid-19 pourrait-elle avoir sur son éventuelle application ?

La conduite éthique des affaires et le respect des Droits Humains reposent sur l’efficacité de leurs mécanismes d’application

La diligence raisonnable en matière de Droits Humains gagne du terrain. Ces exigences sont de plus en plus ancrées dans les législations nationales et font l’objet d’un alignement interne croissant au sein des fonctions des entreprises concernées. De plus en plus, le respect des Droits Humains conditionne l’accès aux capitaux, les investisseurs évaluant les avantages opérationnels à offrir des premiums spécifiques à des fournisseurs stratégiques.

Il n’en demeure pas moins qu’une directive juridique globale incluant des mécanismes d’application efficaces fait encore défaut. Le Commissaire Européen pourrait avoir mis le doigt sur cette lacune. Il a en effet annoncé qu’en plus d’être tenues de faire preuve de vigilance dans l’ensemble de leurs activités et chaînes d’approvisionnement, les entreprises devraient également prévoir de robustes mécanismes d’application et de responsabilité civile.

État des lieux de la due diligence en matière de Droits Humains

Nos équipes ont contribué à plus de 80 programmes sur ces questions de due diligence en matière de Droits Humains pour des entreprises et investisseurs de tous les secteurs. De cette expérience, nous avons vu combien les Principes Directeurs des Nations Unies sur les Entreprises et les Droits Humains ont contribué à aligner les attentes des parties prenantes sur ces sujets sensibles. En tant que processus itératif pour identifier et gérer les impacts des entreprises sur les Droits Humains tout au long de leurs activités, la diligence raisonnable est généralement mieux admise. Pour rappel, les Principes Directeurs des Nations Unies s’articulent autour des 4 fondamentaux suivants :

  1. Identifier les risques réels, potentiels et perçus des impacts négatifs sur les Droits Humains des parties prenantes, en décrivant l’ampleur, la portée, possibilité de réparation et probabilité de ces impacts ;
  2. Prendre des mesures pour prévenir et atténuer ces impacts ;
  3. Assurer un suivi de l’efficacité de ces mesures ;
  4. Communiquer ces engagements et mesures, y compris aux groupes susceptibles d’être impactés.

Grâce à une application généralisée, dans les entreprises du classement Fortune 500, comme dans les institutions financières, la diligence raisonnable sur les Droits Humains a permis des avancées majeures :

  • Une plus grande sensibilité des entreprises aux enjeux liés aux Droits Humains. Ce prisme s’avère par exemple utile pour alimenter les réflexions autour de l’investissement, Capex et Opex. L’atténuation proactive des risques génère de fait des économies, ou réduit du moins les coûts inutiles, notamment en termes de dépenses d’exploitation et d’investissement de capital. Une récente étude dans le secteur extractif a déterminé que le coût de la fermeture d’un grand projet minier pouvait atteindre environ 20 millions de dollars par semaine. On y estimait également le coût de retards liés à des tensions communautaires à 750 millions de dollars – sans parler des impacts potentiellement durables de la violation des Droits Humains pour les individus et communautés ;
  • Des allégations de violation des Droits Humains ont donné lieu à des poursuites judiciaires très médiatisées dans des juridictions nationales, dont les États-Unis, le Canada, le Royaume-Uni et la France. Ce contexte a encouragé les Conseils d’Administration et Comités Exécutifs à examiner les ramifications de tels enjeux pour leur propre entreprise, en allant bien au-delà d’exigences de base relatives aux conditions de travail ou au travail des enfants. Les militants français pour le climat ont assigné le géant énergétique Total en justice pour son manquement à la loi sur le devoir de vigilance en matière d’action climatique et Droits Humains. La nouvelle a poussé les dirigeants de toutes les entreprises du CAC40 à réévaluer leurs propres activités. Près de 50 % d’entre eux conviennent que le devoir de vigilance devrait inclure les impacts climatiques ;
  • La performance en matière de Droits Humains gagne également la sphère des prêts et financements. Le Financial Crimes Enforcement Network a par exemple publié un rapport détaillé permettant aux institutions financières de détecter et signaler toute activité suspecte liée à la traite des êtres humains. Les efforts de l’industrie se sont encore intensifiés après que l’agence de renseignement financier du gouvernement australien ait accusé Westpac de faciliter des transactions propices à l’exploitation des enfants aux Philippines. L’accusation a contribué à la chute des actions de la banque, qui a de plus dû verser des amendes avoisinant le milliard de dollars et répondre de sanctions civiles et pénales.

Pourquoi rendre obligatoire la diligence raisonnable est nécessaire

Le gouvernement britannique dépense environ 50 milliards de livres sterling en biens et services. Une déclaration relative à la Loi sur l’esclavage moderne a donc été publiée, qui inclue des « incitations fortes  » pour que les fournisseurs améliorent leur performance vis-à-vis des Droits Humains. Ce document a résonné comme un avertissement clair aux fournisseurs, désormais passibles d’être exclus des marchés publics si leurs performances en la matière n’étaient pas à la hauteur.

Disposons-nous de la bonne méthodologie pour obtenir les résultats escomptés ? L’utilisation de critères restrictifs risque-t-elle de générer des disparités dans l’accès aux marchés publics ? Cette « performance en matière Droits Humains » est-elle mesurée en cochant des cases d’un questionnaire axé sur la cartographie des risques et l’allocation de ressources, mais sans apporter la preuve d’un impact avéré et de l’atténuation de ces risques ? Cette performance devrait-elle plutôt être basée sur des impacts réels, alignés avec les Principes Directeurs des Nations Unies ? Comment alors s’assurer que la mesure d’impact n’est pas sujette à interprétation ?

De telles interrogations rappellent les discussions sur le climat, qui ont entaché la COP15 de Copenhague et, au contraire, alimenté la COP21 de Paris. Entre ces deux événements, entreprises, investisseurs et d’autres parties prenantes se sont alignés pour apporter leur soutien à la réglementation et des stratégies climatiques obligatoires pour les entreprises et ainsi faire jeu égal… dans une certaine mesure. Le climat impacte tout le monde, les règles attenantes devraient donc s’appliquer à tous. Il semblerait que la trajectoire du respect des Droits Humains ait atteint une maturité comparable :

  1. Premièrement, parce que les instruments juridiquement contraignants qui régissent les entreprises et les Droits Humains gagnent en ampleur et en clarté
  2. La vigilance obligatoire existe déjà en France et aux Pays-Bas au sein de l’UE (27% du PIB de l’eurozone). Des mesures de vigilance raisonnable ont été formellement proposées en Norvège, en Autriche, au Danemark et en Suisse. Les dirigeants de Belgique, de Finlande, d’Allemagne, du Luxembourg (36% du PIB de l’eurozone) et d’autres pays y ont également apporté leur soutien.
  3. Enfin, un nombre croissant de sociétés, d’associations professionnelles et d’investisseurs ont exprimé leur soutien à des lois rendant la diligence en matière Droits Humains obligatoire.

Qu’attendre de la décision de l’UE de rendre la diligence raisonnable en matière de Droits Humains obligatoire à partir de 2021 ?

La loi française sur le Devoir de Vigilance comme point de départ

En février 2020 déjà, l’UE publiait une étude sur les options réglementaires pour la législation européenne en matière de diligence raisonnable. Malgré des efforts pertinents pour imposer la diligence raisonnable sur l’ensemble de la chaîne de valeur, les options législatives proposées se concentrent exclusivement sur les chaînes d’approvisionnement, laissant entrevoir ce qui demeurera probablement son principal objet.

Sur la base d’informations triangulées avec les affiliés de Ksapa et des experts sur le terrain, les spécifications suivantes sont susceptibles d’encadrer la directive sur la diligence raisonnable incluse dans le plan de travail 2021 du Commissaire Européen à la Justice :

  • Dans la droite lignée de la loi française sur le devoir de vigilance, l’objectif législatif sera d’exiger des entreprises qu’elles prennent des mesures pour identifier, prévenir, atténuer et gérer leurs risques et impacts sur les Droits Humains, en incluant également leurs ramifications environnementales ;
  • La directive européenne s’appliquerait à l’ensemble des activités des entreprises et leurs filiales et s’étendrait à l’ensemble de leurs chaînes d’approvisionnement ;
  • La directive de l’UE exigerait une diligence raisonnable sur les impacts négatifs potentiels et réels sur les Droits Humains, de façon à ce que les entreprises rendent publiquement compte de leurs résultats, efforts d’atténuation et impacts sur le terrain ;
  • Allant plus loin encore que la loi française sur le devoir de vigilance, la directive européenne inclurait des mécanismes d’application solides et l’accès à des recours pour les victimes, par le biais de la responsabilité civile – en partant du principe qu’un règlement sans sanction n’est pas un règlement.

L’initiative devrait s’ouvrir sur une consultation publique au 2nd semestre de 2020, pour qu’une proposition puisse être publiée au 1er trimestre de 2021. Étant donné que le gouvernement allemand a déjà exprimé son soutien à l’initiative, il est encourageant de noter que le processus se déroulerait pendant la présidence allemande de la Commission Européenne.

Comment s’assurer que cette initiative marque un tournant dans le respect des Droits Humains?

5 questions restent particulièrement ouvertes pour la future directive européenne apporte une réelle valeur dans la mobilisation des acteurs privés et l’avancement des droits humains :

  • La clarté sur la norme de « diligence » requise ;
  • La clarté sur la portée juridictionnelle, pour couvrir les sociétés exerçant des activités commerciales dans l’UE mais ayant leur siège à l’étranger. Le texte devra également examiner si et comment cette directive pourrait influencer le commerce de l’Union Européenne et les traités bilatéraux d’investissement de ces États membres et donc l’accès au règlement des différends entre investisseurs et États (les ISDS controversés) ;
  • Une plus grande visibilité sur le périmètre prévu. Nous partons du principe que la Charte internationale des Droits de l’Homme dictera le champ d’application (étendu) des Droits Humains couverts par la directive. Cela encouragerait en effet entreprises et investisseurs à aller au-delà des seules conditions de travail et du travail des enfants. Nous espérons aussi plus de détails sur les enjeux environnementaux couverts par la directive. Dans le rapport Towards 2030 que Ksapa a publié début 2020, nous nous étions prononcés en faveur de l’inclusion du climat, de l’eau et de la biodiversité ;
  • L’alignement des attentes de cette directive liées au commerce et aux relations bilatérales avec la diplomatie de l’UE au sens large. Les entreprises et les investisseurs sont tenus de respecter les Droits Humains et peuvent exercer une certaine influence dans ce sens, mais nombre des défis de leurs opérations, filiales et chaînes d’approvisionnement sont éminemment liés au contexte local. En d’autres termes, plus le commerce et la diplomatie encouragent le respect des Droits Humains et renforcent l’efficacité et la confiance dans des échanges commerciaux conformes aux directives européennes, mieux ce sera pour les partenaires commerciaux du monde entier.

Tout est interconnecté. Des approches intégrées pour le respect des Droits Humains pourront être mises en œuvre en fonction des réponses apportées à ces questions. On aurait alors tout à gagner à tirer parti de gains d’efficacité dans les domaines les plus à risque, en partant du principe qu’ils sont souvent des facteurs contributifs dans d’autres domaines.

Conclusion: Et le Covid-19 dans tout ça ?

Le monde entre dans une drastique phase de récession. Les décideurs politiques et chefs d’entreprise se demanderont sans doute s’il est pertinent de réglementer davantage le respect des Droits Humains alors même que certains pays du G20 suspendent temporairement leur règlementation du travail.

Notre réponse est tout aussi évidente : les inégalités augmentent et la colère gronde partout. Sacrifier les Droits Humains n’aggrave pas seulement des contextes sociaux déjà explosifs, cela freine également la capacité des entreprises et des investisseurs à projeter leurs activités dans des cadres stables, ce qui est pourtant essentiel. Plus d’efforts en matière de droits humains, et non pas moins, sont nécessaires pour donner aux sociétés une chance de sortir par le haut de la crise – dans l’UE et évidemment bien au-delà.

Farid Baddache auteur de ce blog sur les thématique de résilience, d'impact et d'inclusion
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Auteur de différents ouvrages sur les questions de RSE et développement durable. Expert international reconnu, Farid Baddache travail à l’intégration des questions de droits de l’Homme et de climat comme leviers de résilience et de compétitivité des entreprises. Restez connectés avec Farid Baddache sur Twitter @Fbaddache.

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